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est qui attestent que l’adversaire lui-même de Ramus a pleuré sur son cadavre mutilé par une jeunesse indisciplinée et féroce. Le fanatisme religieux et politique, qui conseillait un effroyable massacre, fut seul ici coupable ; si Ramus n’eût point été protestant, les inimitiés philosophiques qu’il avait soulevées et qu’il bravait avec trop d’imprudence, ne l’eussent jamais frappé de coups si cruels. C’est au nom d’Aristote que François Ier l’avait persécuté ; mais c’est au nom du catholicisme que des écoliers, devenus bourreaux, l’égorgèrent sans pitié.

Devant la tombe de Ramus, le péripatétisme a dû se taire. Vainqueur par une détestable catastrophe, il eût semblé y applaudir et en profiter, s’il eût repris aussitôt la parole. Depuis Ramus il n’a point reparu dans cette chaire, et ce n’est point faire une vaine métaphore que de dire que ce long silence, imposé d’ailleurs par tant d’autres causes, a été comme une funèbre expiation. C’était un devoir de respecter des accusations qui, si au fond elles étaient injustes, avaient du moins pour elles le préjugé des persécutions antérieures. L’école péripatéticienne n’a point eu depuis lors, parmi nous, l’intention de remonter sur la scène philosophique, et elle a dû se condamner doublement à l’obscurité quand, à de si tristes souvenirs, un parlement venait ajouter le scandale d’une protection encore plus aveugle et plus atroce. Sous Louis XIII, en 1629, le premier corps de magistrature du royaume osait défendre, sous peine de mort (hélas ! l’arrêt existe), d’attaquer la doctrine d’Aristote. Ainsi le catholicisme et les gouvernemens conspiraient à détruire cette doctrine par leur monstrueuse faveur, en même temps que l’esprit nouveau la ruinait par ses découvertes, bien plus encore que par ses sarcasmes.

Dans notre siècle heureux d’absolue tolérance, il nous serait permis, avec une égale sécurité, de combattre Aristote ou de le défendre, d’imiter Ramus en le continuant, ou de réfuter l’exagération de ses attaques. Grace à cette liberté sans limites qui protège les deux partis avec une impartialité profonde, grace à cet apaisement des inimitiés et des protections, le péripatétisme peut aujourd’hui renaître, soutenu par le souvenir seul des services qu’il a rendus à l’esprit humain. Il n’est point, vous le savez, de système qui présente à la vénération des siècles des titres supérieurs aux siens. Aujourd’hui même, en face de la science moderne, toute grande qu’elle est, et précisément parce qu’elle est aussi grande, le péripatétisme peut revendiquer sa place sans que personne la lui conteste.

Mais, je désire qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions et sur le sens de mes paroles. Si je viens, après tant d’autres, relever encore une fois le drapeau péripatéticien, ce n’est pas une restauration que je prétends faire : les restaurations sont aussi caduques en philosophie qu’en politique. Le passé ne se refait jamais qu’à la condition de la faiblesse et de l’instabilité. L’humanité marche sans cesse ; le moment écoulé n’appartient plus qu’à ses souvenirs et à ses regrets ; ce n’est que dans le présent et dans l’avenir qu’elle peut vivre réellement : dans le passé, elle ne vit pas, elle a vécu. Une restauration est donc toujours en soi une entreprise insensée, que la piété et