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REVUE DES DEUX MONDES.

— Il peut l’être en secret, miss.

— Ce serait donc bien récemment, car il m’a demandée en mariage il n’y a pas plus de quinze jours.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle ? — s’écria la Checchina avec un geste tragique qui fit tomber son éventail, il y eut un moment de silence. Puis la jeune miss, voulant absolument le rompre, sembla faire un grand effort sur elle-même, quitta sa chaise, et ramassa l’éventail de la prima donna. Elle le lui présenta avec une grace charmante, et lui dit d’un ton caressant que rendait plus naïf encore son accent étranger :

— Vous aurez la bonté, n’est-ce pas, madame, de parler de moi à monsieur votre frère ?

— Vous voulez dire mon mari ? répondit Checchina en recevant son éventail d’un air moqueur et en toisant la jeune Anglaise avec une curiosité malveillante. L’Anglaise retomba sur sa chaise, comme si elle eût été frappée à mort ; et la Checchina, qui détestait les femmes du monde et prenait une joie féroce à les écraser quand elle se trouvait en rivalité avec elles, ajouta, en se pavanant d’un air distrait dans la glace placée au-dessus de l’ottomane : Écoutez, chère miss Barbara. Je vous veux du bien, car vous me paraissez charmante ; mais il faut que vous me disiez toute la vérité : je crains que ce ne soit pas l’amour de l’art qui vous amène ici, mais bien une sorte d’inclination pour Lélio. Il a inspiré sans le vouloir beaucoup de passions romanesques dans sa vie, et je connais plus de dix pensionnaires qui en sont folles.

— Rassurez-vous, madame, répondit l’Anglaise avec un accent italien qui me fit tressaillir, je ne saurais avoir la moindre inclination pour un homme marié ; et quand je suis entrée dans cette maison, je savais que vous étiez la femme de M. Lélio.

La Checchina fut un peu déconcertée du ton ferme et dédaigneux de cette réponse ; mais résolue de la pousser à bout, et redoublant d’impertinence, elle se remit bientôt et lui dit avec un sourire étudié :

— Chère Barbara, vous me rassurez, et je vous crois l’ame trop noble pour vouloir m’enlever le cœur de Lélio ; mais je ne puis vous cacher que j’ai une misérable faiblesse. Je suis d’une jalousie effrénée, tout me fait ombrage. Vous êtes peut-être plus belle que moi, et je le crains si j’en juge par le joli pied que j’aperçois et par les grands yeux que je devine ; vous serez indifférente pour Lélio, puisqu’il m’appartient ; vous êtes fière et généreuse, mais Lélio peut devenir amoureux de vous : vous ne seriez pas la première qui lui aurait tourné la tête. C’est un volage, il s’enflamme pour toutes les belles femmes