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Si l’on ajoute à la masse de documens dont nous venons de passer une revue rapide les résumés biographiques que M. Eugène Sue ne manque jamais de présenter sur les principaux personnages introduits dans son histoire, et qui composent une galerie de portraits dont plusieurs sont finement touchés, on pourra se faire une idée des fondemens qu’il a donnés à l’intérêt de son travail, et notre analyse aura présenté à peu près tout ce qui a trait directement à la marine dans cet ouvrage. Toutefois il en reste encore une partie fort considérable que nous avons laissée intacte jusqu’ici, pour éviter de tomber dans la confusion en suivant plusieurs idées à la fois dans un espace trop resserré pour permettre d’en étendre et d’en détacher convenablement aucune. C’est toute la partie systématique où il a franchi les limites propres de son sujet pour s’établir sur le terrain des faits et des considérations qui appartiennent à l’histoire générale. Cette seconde partie peut être appelée la pensée de cet ouvrage, comme l’autre en est le corps. L’Histoire de la Marine sous Louis XIV n’a été en effet qu’un canevas où M. Eugène Sue a voulu dessiner tout un système d’interprétation historique, et la matière manquant presque toujours dans le cadre tout spécial qu’il s’était choisi, il a dû le déborder à chaque instant pour tailler en plein dans l’histoire. La pensée-mère de l’ouvrage est donc en quelque sorte en dehors de l’ouvrage même, et dans les superfétations.

Les romans de M. Eugène Sue sont bien connus ; on sait qu’ils pivotent uniformément sur cette pensée que le faible est ici-bas livré, pieds et poings liés, à l’oppression du fort. La lutte de l’oppresseur et de l’opprimé, ou plutôt l’immolation continuelle et impitoyable de celui-ci par celui-là, telle est la thèse autour de laquelle se nouent habituellement les fables dramatiques de l’auteur de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Ven. Une pareille thèse, ainsi posée comme un principe absolu au-delà duquel il n’y a rien, et contre lequel on ne peut rien, est l’expression d’un fatalisme pessimiste qui a été l’objet de justes critiques. Mais comme de légitimes encouragemens de toute nature ne manquaient pas d’ailleurs au romancier, l’importance du thème qu’il avait choisi grandissait à ses yeux dans la mesure du succès qu’il obtenait : il s’y est donc obstiné de plus en plus, et, pour en finir avec les critiques, il en est venu à leur dire : « Vous récusez l’autorité de mes fictions, je vais vous convaincre par l’autorité de l’histoire. »

Considéré en lui-même, l’axiome de M. Eugène Sue exprime une pensée qui, outre qu’elle est désolante, a, de plus, l’inconvénient d’être parfaitement stérile. Il importe peu à un homme d’être averti que, s’il est relativement faible, il sera inévitablement écrasé, si on ne lui fournit pas en même temps les moyens de corriger sa faiblesse, ou de la faire échapper aux atteintes du plus fort. On peut insister auprès d’un condamné sur cette idée de la mort qui va s’emparer de lui, mais à la condition que ce sera pour lui inspirer le désir et lui donner le pouvoir de se sauver : autrement à quoi bon cette cruelle rhétorique ?

Au point de vue littéraire, comme toute action dramatique n’est précisément