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ménagées au plus faible comme stipulation et garantie de la part d’action qui lui reste. Ainsi, dans la première interprétation, la pensée de M. Eugène Sue ne serait pas une pensée ; dans la seconde, sa forme générale et absolue en ferait une pensée fausse ; dans les deux cas, elle est également inféconde et déplorable.

Mais si une idée de ce genre, posée au point de départ, n’entraîne pas des conséquences bien fâcheuses pour un roman, il n’en est pas de même quand on l’adopte comme clé de l’histoire. L’histoire ne peut être expliquée avec des idées fausses, ni avec des idées sans puissance et sans vertu. L’histoire écrite doit donner la solution des faits que lui fournit l’histoire vivante. Or, chaque fait qui se produit dans cette sphère est un résultat très complexe de causes purement humaines, c’est-à-dire inhérentes à la nature même de l’homme ; de causes purement sociales, c’est-à-dire inhérentes aux propriétés virtuelles de la vie collective, et enfin de causes locales, tenant au temps, au lieu, aux circonstances, et apportant, dans leur combinaison avec les causes fixes et universelles, une puissance d’action qui en modifie sensiblement les effets. Il y a donc toute une échelle de problèmes généraux sur lesquels l’historien doit avoir des solutions arrêtées pour pouvoir aborder l’étude d’une série particulière de problèmes historiques, avec l’espoir fondé de les résoudre à leur tour d’une manière plausible et utile. Une histoire, c’est une philosophie. Or, la solution fondamentale, la philosophie de M. Eugène Sue, comme nous l’avons vue et appréciée, c’est que le plus fort l’emporte toujours sur le plus faible, et que le plus faible doit toujours céder au plus fort, ce qui constitue l’oppression de l’un par l’autre. On ne peut pas pénétrer bien loin dans les profondeurs de l’histoire avec une pareille formule pour flambeau.

Une pareille formule, en effet, supprime d’un seul trait tous les agens dont les sociétés subissent incessamment les influences combinées, et ramène tout à un seul ordre de causes simples, aux causes qui résident dans l’efficacité immédiate et illimitée d’une volonté humaine. Le problème ne se présente plus que sous une forme unique : chercher, dans la foule qui occupe le champ de l’histoire, l’acteur à qui l’on imputera cette terrible qualification du plus fort, et tout expliquer par son bon plaisir. C’est là que M. Eugène Sue a été poussé par une force logique à laquelle il n’a pu, ni d’ailleurs voulu se soustraire. Les plus grandes commotions de ce siècle qui a si bien travaillé et qui a été si décisif pour l’accomplissement des destinées de la France, il les attribue, tantôt à une fantaisie de Louvois qui veut « bien embarrasser Colbert, » tantôt à une irrégularité de quelques lignes remarquées par le roi dans les proportions d’une fenêtre de son château de Trianon, tantôt à d’autres causes de la même valeur. Le son d’une voix, le retentissement d’un pas peut déterminer la chute d’une avalanche, ou précipiter des masses de rochers qui comblent une vallée. S’ensuit-il qu’une syllabe, prononcée par la bouche d’un enfant, ou la pression de son pied sur la terre ait la vertu de produire une avalanche ou de déraciner des montagnes ? Si la chaleur intérieure de la terre,