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EXPÉDITION DE CONSTANTINE.

composé de parties schisteuses, et qui, à chaque forte pluie, prend sous l’action des torrens une forme nouvelle, par de nouveaux apports d’alluvions et par la dispersion des dépôts anciens. Quand les pièces arrivèrent sur cette route périlleuse, la pluie durait depuis plusieurs heures. Le sol détrempé, déjà miné par les infiltrations et dépouillé des remblais récens dont on l’avait consolidé pendant le jour, ne put soutenir un pareil poids. Il manquait sous les roues, et les trois pièces versèrent successivement dans les ravins. On remédia autant que possible aux suites fâcheuses de cet accident en construisant une quatrième batterie sur la crête du Mansoura, à la gauche de celles qui existaient déjà sur ce plateau.

Sur Kodiat-Aty régnait une égale activité. Une longue chaîne de soldats était établie entre le lieu où les sacs à terre avaient été remplis et la batterie de brèche. Les sacs passaient de main en main ; mais la pluie, toujours plus abondante, avait changé la terre, dans la toile qui la contenait, d’abord en boue, puis en une matière presque liquide. Les sacs, au lieu d’être pleins et consistans, n’arrivaient plus que flasques et presque vides. Malgré l’opiniâtreté avec laquelle on s’attachait au travail, qui devenait de moins en moins possible, il fallut l’abandonner ; car les élémens qu’on devait mettre en œuvre étaient dénaturés et incomplets. Vers deux heures du matin, les détachemens de travailleurs furent renvoyés à leurs corps. Dans la nécessité où l’on avait été de pourvoir d’abord à la défense de la position, il n’était pas resté de temps aux compagnies pour chercher à se créer des abris. On manquait aussi de bois, ou on n’en avait qu’en trop petite quantité pour allumer de ces feux de bivouacs qui bravent la pluie et consolent les hommes de toutes les intempéries des saisons. À cette misère que font peser sur les armées les longues nuits pluvieuses passées sans feu et sans abri, il n’y avait à opposer que la résignation, la dernière et la plus triste des ressources. On ne peut se faire une juste idée, quand on n’a point passé par cette épreuve, de l’état de détresse dans lequel l’homme tombe lorsqu’il est livré sans défense à la pluie, au froid et au vent. Quand l’eau a trempé tous ses vêtemens, imprégné sa chair et pénétré presque jusqu’à la moelle de ses os, quand il ne peut pas trouver sur la terre un seul point solide pour s’appuyer et se reposer, et que toutes les empreintes que ses membres fatigués marquent sur le sol se remplissent immédiatement d’eau, quand il ne peut faire un mouvement sans multiplier à l’infini les sensations douloureuses, il se sent pris d’une angoisse inquiète et d’une sorte d’impatience et d’irritation fébrile contre le sort. Ensuite, ses facultés s’émoussent, le cercle se rétrécit autour de lui, et sa pensée n’éprouve plus qu’une sorte d’oscillation qui la balance en l’engourdissant entre des objets tout rapprochés et s’offrant d’eux-mêmes à l’attention. On écoute tomber la pluie, on observe le moindre des phénomènes qui se produisent tout auprès de soi, pourvu qu’il soit lent et monotone. On finit par ne plus sentir l’existence que par la souffrance. Les soldats, blottis les uns contre les autres, transis, grelottans, frappés d’une stupeur morne, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Cependant, sous ces glaces de la vie extérieure, qui