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tillerie ennemie soutint énergiquement le défi qui lui était lancé. Ses coups suivaient et serraient les nôtres, et on eût dit que nos boulets rejaillissaient et revenaient sur nous. Cependant les traits d’adresse et de bonheur se multipliaient de notre côté. Les embrasures de la place perdaient leurs angles, s’échancraient et s’élargissaient à vue d’œil. Des pièces d’abord actives et bruyantes ne répondaient plus, parce qu’elles avaient été démontées ; d’autres, pour éviter le même sort, quoique encore dans toute leur puissance, se taisaient et se cachaient. Les canonniers ennemis, par leur précipitation à faire la manœuvre et à prendre aussitôt après la fuite, témoignaient de la justesse de notre tir et de l’imminence du péril qui les menaçait à leurs postes. Vers onze heures du matin, ce bruit et ce mouvement commencèrent à s’apaiser ; en partie par nécessité, en partie par précaution, la place était réduite au silence. Les pièces de la Casbah et celles des batteries à droite de la porte d’El-Cantara étaient hors de service ; sur le front d’attaque, la plupart aussi étaient ou démontées ou brisées. Mais plusieurs qui avaient échappé à la destruction étaient tenues en réserve et ne sortaient de leur repos que de loin en loin et à intervalles inégaux, de manière à ne pas tenir trop constamment éveillée l’attention de nos batteries, et à la lasser ou à la tromper par l’irrégularité. Notre artillerie, de son côté, ayant moins d’ennemis à combattre, ralentit son action, mais sans la suspendre. Elle continua un feu bien suivi, quoique sobre et bien contenu, pour inquiéter les assiégés et les dégoûter de réparer leurs désastres, et aussi pour essayer des moyens d’intimidation. Mais l’attitude de la ville fit bien sentir qu’elle laissait passer les boulets et les bombes sans trop s’en inquiéter, et que, quand bien même on parviendrait à la changer en un monceau de ruines, il se pourrait que les habitans restassent assis avec calme sur les débris de leurs maisons, comme les vieux Romains sur leur chaise curule au milieu du bouleversement de Rome. L’espérance, qui s’était prise à un tout autre côté de la face des choses, s’en détacha bientôt, et l’excitation qu’avaient momentanément produite le spectacle, le bruit et l’attente, peu à peu se détendit. On tomba dans une sorte de désappointement, et quoique, sous le rapport positif, l’artillerie eût obtenu dans sa plénitude tout le succès qu’on pouvait naturellement lui demander, on se trouva généralement sous cette impression que laisse d’ordinaire un résultat manqué et incomplet. Désormais on regardait avec encore plus d’anxiété que par le passé les nuages que le vent d’ouest continuait sans relâche à pousser sur nos têtes, et qui, dans leurs flancs, portaient les chances de notre avenir. L’ordre fut donné de reprendre le soir même les travaux de la batterie de brèche, interrompus une première fois par le mauvais temps, et il fut décidé que les pièces destinées à cette batterie seraient conduites pendant la nuit de l’autre côté du Rummel et sur la position de Kodiat-Aty.

Entre les ordres donnés relativement à cette mesure et l’exécution, il y avait de grandes difficultés, qui pouvaient se changer en impossibilités à la suite des grandes pluies. En ce moment, le destin de l’armée était pesé dans une terrible balance, encore en équilibre, mais que le moindre choc,