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EXPÉDITION DE CONSTANTINE.

sur ce sol de granit, gisaient brisés et sanglans des corps d’hommes, de femmes, d’enfans. Ils étaient entassés les uns sur les autres, et à leurs teintes sombres et livides, à la manière dont ils étaient jetés par masses flasques et informes, on pouvait les prendre d’abord pour des amas de haillons. Mais quelque mouvement qui trahissait encore la vie vint bientôt révéler l’horrible vérité. On finit par distinguer des bras, des jambes qui s’agitaient, et des agonisans qui frémissaient dans leurs dernières convulsions. Des cordes rompues, attachées aux pitons supérieurs des rochers, où on les voyait encore pendantes, expliquèrent cette effrayante énigme : réveillée de la sécurité dans laquelle elle avait dormi jusqu’au dernier moment pour tomber dans les angoisses de l’épouvante, la population s’était précipitée vers les parties de la ville qui étaient à l’abri de nos coups, afin de s’y frayer un chemin vers la campagne. Ces malheureux, dans leur vertige, n’avaient pas compté sur un ennemi plus cruel et plus inexorable que ne pouvaient l’être les Français vainqueurs, sur la fatalité de ces lieux infranchissables, qu’on ne peut fouler impunément. Quelques sentiers, tracés par les chèvres et par des pâtres kabaïles, existent bien dans différentes directions ; mais la foule s’était lancée au hasard à travers ces pentes, sur lesquelles on ne peut plus s’arrêter : les premiers flots arrivant au bord de la cataracte, poussés par ceux qui suivaient, et ne pouvant les faire refluer, ni les contenir, roulèrent dans l’abîme, et il se forma une effrayante cascade humaine. Quand la presse eut été diminuée par la mort, ceux des fuyards qui avaient échappé à ce premier danger crurent trouver un moyen de continuer leur route périlleuse en se laissant glisser le long de cordes fixées aux rochers ; mais, soit inhabileté ou précipitation à exécuter cette manœuvre, soit que les cordes se rompissent, les mêmes résultats se reproduisirent par d’autres causes, et il y eut encore une longue série de chutes mortelles.

Après avoir mis un poste à la Casbah, le général Rulhières se rendit chez le scheik de la ville, afin de s’assurer du concours des principaux habitans pour le maintien de l’ordre, et de se faire indiquer les grands établissemens publics et les magasins appartenant à l’état. Il parcourut ensuite les rues, rassemblant en troupe les soldats qui commençaient à se répandre sans ordre de tous côtés, et posant des corps-de-garde à tous les points importans. On était maître de Constantine, et deux ou trois heures après le moment auquel la soumission avait été faite, le général en chef et le duc de Nemours entrèrent dans la ville et allèrent occuper le palais du bey Achmet.

Ce fut un étrange et effrayant spectacle que celui de la brèche pour ceux qui, arrivant du dehors, tombaient sans préparation devant ce tableau : c’était comme une scène d’enfer, avec des traits tellement saisissans, que, sous cette impression, l’esprit, dans son ébranlement, se persuadait quelquefois qu’il créait, lorsqu’il ne faisait que percevoir ; car il y a des horreurs si en dehors de toutes les données de l’expérience, qu’il est plus facile de les regarder comme des monstruosités enfantées par l’imagination que comme des objets offerts par la réalité. À mesure que, montant par la brèche, on approchait