Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/60

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
REVUE DES DEUX MONDES.

son titre de princesse et sa nouvelle position l’eussent gênée ; mais la tendresse maternelle étouffait en elle tout autre sentiment. Elle ne songeait qu’à me témoigner sa reconnaissance ; elle l’exprima dans les termes les plus flatteurs, et de la manière la plus affectueuse. Elle ne sembla pas un instant avoir conçu l’idée que je pusse hésiter à lui rendre sa fille et à repousser la pensée de l’épouser ; je lui en sus gré. Ce fut la seule manière dont elle m’exprima que le passé était vivant dans sa mémoire. J’eus la délicatesse de n’y faire aucune allusion ; cependant j’eusse été heureux qu’elle ne craignît pas de m’en parler avec abandon ; c’eût été une marque d’estime plus grande que toutes les autres.

Sans doute Alezia lui avait tout raconté ; sans doute elle lui avait fait une confession générale de toutes les pensées de sa vie, depuis la nuit où elle avait surpris ses amours avec le gondolier jusqu’à celle où elle avait confié ce secret au comédien Lélio. Sans doute les souffrances mutuelles d’un tel épanchement avaient été purifiées par le feu de l’amour maternel et filial. Bianca me dit que sa fille était calme, résignée, qu’elle désirait me revoir un jour, et me témoigner son amitié inaltérable, sa haute estime, sa vive reconnaissance… En un mot, le sacrifice était consommé.

Je ne quittai pas la princesse sans lui témoigner le désir que j’avais de voir un jour Alezia agréer l’amour de Nasi, et je l’engageai à cultiver les bonnes dispositions de ce brave et excellent jeune homme.

Je retournai à mon auberge à quatre heures du matin. J’y trouvai Nasi, qui, selon mes instructions, avait tout fait préparer pour mon départ. Lorsqu’il me vit arriver avec Francesca, il crut qu’elle venait me reconduire et me dire adieu. Quelle fut sa surprise, lorsqu’elle l’embrassa en lui disant d’un ton vraiment impérial : — Nasi, soyez libre ! Faites-vous aimer d’Alezia, je vous rends vos promesses et vous conserve mon amitié. — Lélio, s’écria-t-il, m’enlevez-vous donc aussi celle-là ? — Croyez-vous à mon honneur ? lui dis-je ; ne vous en ai-je pas donné assez de preuves depuis hier ? et doutez-vous de la grandeur d’ame de Francesca ? Il se jeta dans nos bras en pleurant. Nous montâmes en voiture au lever du soleil. Au moment où nous passâmes devant la villa Nasi, une persienne s’ouvrit avec précaution, et une femme se pencha pour nous voir. Elle avait une main sur son cœur, l’autre tendue vers moi en signe d’adieu, et elle levait les yeux au ciel en signe de remerciement : c’était Bianca.

Trois mois après, Checca et moi, nous arrivâmes à Venise par une belle soirée d’automne. Nous avions un engagement à la Fenice, et