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Elle prononça ces mots avec une sorte d’égarement, en abaissant le bras vers l’horizon. Franz tourna les yeux vers le côté qu’elle lui désignait, et vit un point noir qui se dessinait sur les flots au milieu d’une auréole de feu.

— Qu’est cela ? dit-il avec un profond étonnement.

— C’est le Destin, répondit-elle, qui vient chercher sa victime. Laquelle, vas-tu dire ? Celle que je voudrai. Tu as bien entendu parler de ces gentilshommes autrichiens qui montèrent avec moi dans ma gondole, et ne reparurent jamais.

— Oui. Mais cette histoire est fausse.

— Elle est vraie. Il faut que je dévore ou que je sois dévorée. Tout homme de ta nation qui m’aime et que je n’aime pas, meurt. Et tant que je n’en aimerai pas un, je vivrai et je ferai mourir. Et si j’en aime un, je mourrai. C’est mon sort.

— Ô mon Dieu ! qui donc es-tu ?

— Comme il avance ! Dans une minute il sera sur nous. Entends-tu ? entends-tu ?

Le point noir s’était approché avec une inconcevable rapidité, et avait pris la forme d’un immense bateau. Une lumière rouge sortait de ses flancs et l’entourait de toutes parts ; de grands fantômes se tenaient immobiles sur le pont, et une quantité innombrable de rames s’élevait et s’abaissait en cadence, frappait l’onde avec un bruit sinistre, et des voix caverneuses chantaient le Dies iræ, en s’accompagnant de bruits de chaîne.

— Ô la vie ! ô la vie ! reprit l’inconnue avec désespoir. Franz ! voici le navire ! le reconnais-tu ?

— Non ; je tremble devant cette apparition terrible, mais je ne la connais pas.

— C’est le Bucentaure. C’est lui qui a englouti tes compatriotes. Ils étaient ici, à cette même place, à cette même heure, assis à côté de moi, dans cette gondole. Le navire s’est approché, comme il s’approche. Une voix m’a crié : Qui vive ? J’ai répondu : Autriche. La voix m’a crié : Hais-tu ou aimes-tu ? J’ai répondu : Je hais ; et la voix m’a dit : Vis. Puis le navire a passé sur la gondole, a englouti tes compatriotes, et m’a portée en triomphe sur les flots.

— Et aujourd’hui ?…

— Hélas ! la voix va parler.

En effet, une voix lugubre et solennelle, imposant silence au funèbre équipage du Bucentaure, cria : Qui vive ?

— Autriche, répondit la voix tremblante de l’inconnue.