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injustice que M. Eugène Sue, chaque fois qu’il a voulu exposer ses principes, a prouvé qu’il n’avait jamais étudié les questions philosophiques au milieu desquelles il se fourvoie. Le public s’est montré plein d’indulgence pour l’auteur d’Atar-Gull et de la Salamandre, et n’a cherché dans les romans de M. Eugène Sue, qu’une pure distraction. À l’exemple du public, la critique n’a pas semblé attacher une grande importance aux préfaces pessimistes du romancier, et sans doute ces nombreuses et inutiles professions de foi seraient aujourd’hui effacées de toutes les mémoires, si l’auteur n’avait pris la peine de les rappeler et de les contredire dans les premières pages de son nouveau livre. Les lecteurs qui ont trouvé dans Atar-Gull, dans la Salamandre et dans la Vigie de Koatven intérêt ou plaisir, n’ont pas songé à se demander si chacun de ces trois récits étayait ou ruinait les doctrines pessimistes de M. Eugène Sue ; mais il paraît que la réputation de romancier est loin de suffire au philosophe, et nous sommes duement averti, par la préface de Latréaumont, que l’auteur, sans renoncer d’une façon irrévocable au système qu’il a professé jusqu’ici, croit cependant devoir suspendre ses hostilités contre les esprits candides qui confondent l’idée de bonheur et l’idée de vertu. À notre avis, cette déclaration n’est qu’une maladresse. Puisque les doctrines philosophiques de M. Sue avaient passé parfaitement inaperçues, l’auteur aurait dû se résigner au rôle modeste de romancier, et ne plus tenter d’enseigner la sagesse à ses contemporains. Le point important pour lui était d’écrire Latréaumont avec plus de simplicité, plus de correction que ses précédens ouvrages. Pourquoi faut-il qu’il ait méconnu sa nullité philosophique et réveillé malencontreusement le souvenir de ses préfaces lourdes et diffuses ? Le succès d’Atar-Gull, de la Salamandre et de la Vigie de Koatven a été ce qu’il devait être ; il y avait dans ces trois récits de quoi émouvoir la foule, et la foule émue a battu des mains. La plupart des personnages étaient exagérés ; la farce, la bouffonnerie, la caricature, s’y mariaient au mélodrame, et la critique sérieuse ne pouvait, sans oublier ses devoirs et sa mission, classer M. Sue parmi les représentans littéraires du roman. Mais comme l’auteur d’Atar-Gull semblait traiter la langue avec un dédain absolu, et sautait à pieds joints par-dessus toutes les lois du style, la critique s’est abstenue de protester contre les applaudissemens prodigués à M. Sue. Elle a dû croire, elle a cru que l’auteur d’Atar-Gull se contenterait d’un succès de trois mois, et ne prétendrait pas à la durée. Aujourd’hui, cette illusion n’est plus possible ; il n’est plus permis d’ajouter foi à la modestie de l’auteur, et nous sommes forcé