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étaient pour elle la vraie jouissance du pouvoir, comme le libertinage pour Messaline, comme la vengeance pour toutes deux. Assise auprès de Claude dans les cérémonies, recevant avec lui les ambassadeurs et les rois, à ses côtés quand il rendait la justice, ayant elle-même un tribunal et l’insigne des hautes magistratures, elle écrivait sa royauté sur les registres du sénat, où elle faisait consigner les hommages que le sénat était venu lui rendre ; elle l’écrivait sur la terre barbare, aux bords du Rhin, dans le camp fortifié où Germanicus était devenu son père, et fondait la colonie d’Agrippine, aujourd’hui Cologne. Le peuple lui passait tout ; elle avait recueilli l’héritage de l’amour qu’il avait reporté de Marcellus sur Drusus, de Drusus sur Germanicus, de Germanicus sur toute sa lignée, y compris Caligula. L. Domitius, fils d’Agrippine, avait la survivance de cet amour, qui ne porta guère bonheur au peuple romain.

Il faut dire ce qu’était ce Domitius. Tibère, qui, vous le savez, protégeait peu la descendance de Germanicus, avait marié Agrippine à un Cn. Domitius, très noble, mais très infâme personnage, qui, du reste, n’échappa qu’à grand’peine aux vengeances de Tibère ; triste échantillon du patriciat, s’amusant à écraser un enfant sous ses chevaux, tuant un de ses affranchis qui ne buvait pas à son gré ; en plein Forum crevant l’œil d’un chevalier ; au cirque, où il donnait des jeux comme préteur, volant les prix gagnés dans les courses. Ce personnage avait pourtant une certaine franchise ; à la naissance de son fils, au milieu des félicitations et au grand effroi de ses superstitieux amis, qui prirent sa parole pour un présage et n’eurent pas tort : « Que peut-il naître de bon, disait-il, d’Agrippine et de moi ? »

Lucius, son fils, malheureux jusque-là, avait eu Caligula pour cohéritier dans la succession de son père, c’est-à-dire qu’il n’en avait eu presque rien. Sa mère avait été exilée ; une tante l’avait fait élever par un danseur et un coiffeur. Maintenant, sa mère une fois rappelée de l’exil et devenue femme de Claude, applaudi dans les jeux, il était pour le peuple comme une de ces illusions de jeunesse qu’on se plaît à embellir. Le soleil levant l’avait salué à sa naissance, des dragons étaient venus garder son berceau contre les embûches de Messaline ; Domitius, qui plus tard fut Néron, et qui d’ordinaire ne disait pas de mal de lui-même, ne parlait que d’un seul petit serpent trouvé dans sa chambre.

C’est pour ce fils qu’Agrippine voulait l’empire, ne s’effrayant pas des astrologues qui lui prédisaient que, s’il devenait prince, il la ferait mourir. Elle était reine ; Pallas la soutenait, Pallas était son amant.