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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

saient successivement dans le gouvernement de leurs provinces, et allaient jouir de leurs richesses dans la capitale.

Le Kaire était alors une cité populeuse, animée, brillante d’un luxe vraiment oriental. Les beys et les moultézims en avaient fait le centre de leur puissance. C’est là que s’élevaient leurs palais aux dehors tristes et inélégans, entourés de hautes murailles sans fenêtres, comme des prisons, mais dont l’intérieur renfermait tout ce que l’art égyptien, l’art grec et arabe, avaient pu réunir de débris antiques, d’inventions nouvelles, de conceptions bizarres. On y voyait à profusion des colonnes de marbre, des jets-d’eau, des salles de bain, des arabesques, des peintures, des ciselures en bois, et tout ce que l’art de l’ornementation a de plus singulier en Orient. Les beys tenaient leur cour dans ces magnifiques résidences ; vêtus d’habits brodés d’or, montés sur des chevaux richement harnachés, couverts d’armes resplendissantes de pierreries, ils ne sortaient jamais qu’accompagnés d’un cortége nombreux. Quelquefois, sur les places publiques, dans les rues étroites et tortueuses du Kaire, quand deux beys ennemis se rencontraient, ils en venaient aux mains, et des luttes sanglantes s’engageaient. Les beys soudoyaient ouvertement leurs partisans, et, pour se rendre populaires, jetaient sur leur passage de l’or à la multitude. Ce luxe contrastait avec la misère des campagnes ; car ces broderies et ces diamans étalés sur les vestes et sur les armes des beys, c’étaient les sueurs des fellahs ; ces prodigalités, ces fêtes et ces plaisirs, c’étaient les labeurs du paysan égyptien, spolié, pressuré et réduit à la dernière indigence.

Tels étaient les résultats désastreux de l’organisation de la propriété et du mode de gouvernement, deux choses qui sont toujours intimement liées. On comptait en Égypte 6,000 moultézims, parmi lesquels il y avait 300 beys. Ces 6,000 propriétaires résidaient tous au Kaire, ou dans quelques villes principales d’Égypte. Sur tout le territoire égyptien, le nombre des villages s’élève à 3,000 ; le revenu moyen de chaque propriétaire était donc de la moitié d’un village. Ce revenu, pour le maintien duquel l’oppression des beys avait été constituée, les moultézims le dissipaient aussi dans le faste et l’oisiveté.

La conquête des Français renversa le gouvernement des beys, mais ne transforma point le système de propriété. Ce n’était délivrer les fellahs que d’une moitié de leurs maux. Napoléon laissa debout les moultézims, et ne pensa point à donner à la propriété égyptienne de nouvelles bases. Après l’évacuation des troupes françaises, les beys reprirent leur pouvoir. Mais vint Mohammed-Ali, qui comprit que pour devenir véritablement souverain de l’Égypte, pour améliorer d’une manière efficace la position du cultivateur, pour imprimer un puissant mouvement à la production et à la richesse du pays, il fallait le délivrer à la fois des beys, et des moultézims, et donner au gouvernement et à la propriété des bases plus populaires. C’est par l’unité qu’il voulut développer la propriété. De même que, dans le gouvernement du pays, il s’était substitué aux beys, il se substitua aux moultézims dans la propriété du sol. Mais les moyens qu’il employa ne furent pas les mêmes. Il avait été obligé de faire massacrer les beys, parce qu’ayant en main la force, ils lui