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ORIGINES DU THÉÂTRE.

part dans les élans d’enthousiasme religieux, d’ardeur guerrière, d’ivresse amoureuse, de joies ou de douleurs patriotiques, qui constituent une des principales branches de la poésie, la poésie lyrique ?

Placez un homme en face d’une grande scène de la nature ou devant une grande catastrophe humaine ; conduisez-le aux bords de l’Océan, au pied des Alpes ou du Vésuve, dans la plaine d’Austerlitz ou de Waterloo, sous le dôme de Saint-Pierre de Rome ou près de la chartreuse du Grand Saint-Bernard, il recevra inévitablement une émotion profonde, soit d’admiration, soit de terreur, soit de joie, soit de tristesse ; il éprouvera le sentiment du beau, peut être celui du sublime ; puis, quand la perception aura cessé, son émotion passera des sens dans l’imagination, c’est-à-dire, dans ce foyer qui reçoit, conserve et agrandit toutes les images et tous les sons.

Cette faculté qui répète comme un écho et renforce les sensations, ce pouvoir de prolonger la vibration de la pensée au-delà de la cause qui l’a produite, créent, par leur action, un état de l’ame tout spécial, que j’ai décrit ailleurs[1], et que j’appelle l’état poétique. Tout homme témoin récent d’un grand spectacle éprouve ce passage de l’impression, souvent douloureuse, de la réalité, à l’état de réminiscence poétique, toujours agréable. Plus l’ame humaine sera disposée à la poésie, et plus elle cherchera à entretenir et à conserver cette sorte de surexcitation qui lui procure sans fatigue et sans péril les plaisirs de l’activité. Si l’homme que nous avons supposé a plus que l’imagination commune et passive, s’il est artiste, il voudra non seulement jouir en lui-même de cette extase, mais en perpétuer la cause et l’élever à la vie de l’art. Statuaire ou peintre, il taillera dans la pierre ou tracera sur la toile les images que ses sens d’abord, et son imagination ensuite, ont reçues ; il voudra rendre visibles à tous les yeux ces formes qui n’existent plus que dans les cases mystérieuses de son cerveau. Musicien, il voudra faire redire tout haut à sa harpe ou à un vaste orchestre les airs que murmure tout bas la lyre qu’il porte cachée dans son sein ; il voudra rendre perceptibles à l’oreille de tous les concerts que son imagination entend incessamment dans le silence de son cœur. Enfin, s’il est poète, il pourra user à la fois, mais avec moins de puissance que le peintre et le musicien, de ce double mode d’expression, soit pittoresque, soit musical ; il pourra peindre dans ses vers les objets qui l’ont ému ; c’est le procédé épique et dramatique ; ou bien, exprimer non les objets eux-mêmes, mais les émotions qu’il a ressenties en leur présence : c’est le procédé lyrique. Dans ce dernier cas, le poète ne travaille pas à faire passer dans le monde extérieur les images que son imagination conserve ; ce sont au contraire les images mises en réserve dans l’imagination, qui viennent, sur l’injonction du poète, faire vibrer et résonner en lui la lyre intérieure, qui n’attend que leur souffle pour s’émouvoir : je ne vois là nul acte d’imitation, rien qui ressemble le moins du monde au procédé plastique ou pittoresque.

La poésie, selon moi, émane donc d’une seule grande faculté, qui est l’ima-

  1. Revue des Deux Mondes, décembre 1833, pag. 573 et suiv.