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POÈTES ET ROMANCIERS DE LA FRANCE.

croyons qu’il a raison, car la prosodie de notre langue est trop vague et trop incertaine pour suffire à la mélodie du vers français ; mais M. Hugo se laisse emporter par le respect de la rime bien au-delà de la vérité, car il attribue évidemment à la rime la faculté d’engendrer la pensée. L’analogie ou l’identité de désinence lui suggère les plus étranges caprices ; les pensées qu’il énonce ressemblent à une perpétuelle gageure, mais n’ont rien à démêler avec l’intelligence. On dirait que l’auteur n’a d’autre dessein que d’étonner, et qu’il appelle à son aide, pour réaliser ce dessein, l’alliance des idées les plus contraires. La rime ainsi comprise soumet la pensée à toutes les chances de la loterie, et pourtant c’est la rime seule qui a rempli les moules que M. Hugo avait bâtis pour les strophes des Orientales. C’est la rime qui a convoqué des points les plus éloignés et réuni dans une étreinte inattendue des idées qui ne s’étaient jamais rencontrées. Si M. Hugo s’est proposé l’étonnement comme terme suprême de la poésie, il a pleinement réussi, et les Orientales ont réalisé sa volonté. Mais nous croyons que la poésie, soit qu’elle s’adresse à l’Orient, soit qu’elle cherche dans l’histoire des nations occidentales le thème de ses chants, est obligée de tenir compte du cœur et de l’intelligence ; aussi les Orientales sont-elles pour nous un solfège et rien de plus. Nous voyons dans ce recueil un livre utile à consulter pour tout ce qui regarde la partie extérieure de la poésie, et sous ce rapport, nous ne saurions trop le recommander ; mais la partie intérieure de la poésie, la partie la plus sérieuse et la plus difficile, celle qui relève de la mémoire, de la réflexion, n’a rien de commun avec les Orientales. Entre les quarante pièces de ce recueil, il n’y en a pas une qui soit inspirée par le cœur ou par la pensée, pas une qui soit poétique dans le sens le plus élevé du mot. Toutefois il a fallu un talent singulier pour écrire quatre mille vers où le cœur et l’intelligence ne jouent aucun rôle, et je comprends que M. Hugo s’admire et s’applaudit dans les Orientales ; car il voulait éblouir, et ses vœux sont comblés.

Si la rime a livré les Orientales à toutes les chances de la loterie, la doctrine de l’auteur sur la valeur des images n’est pas non plus étrangère à ce malheur. Éclairé par la lecture des poètes lyriques, M. Hugo a compris que les images, pour venir en aide à la pensée, doivent obéir aux lois de l’analogie ; il avait méconnu cette vérité en écrivant ses odes politiques, mais la pratique de la versification ne pouvait manquer de la lui révéler, lors même qu’il n’eût pas consulté les monumens de la littérature antique. Il a donc respecté fidèlement l’analogie des images en construisant les strophes des Orientales.