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la foule, il fallait que l’humanité eût été gouvernée pendant quinze siècles par la loi chrétienne. Avant Shakespeare et Rabelais, le grotesque n’existait qu’à l’état d’ébauche ; et ce qui le prouve victorieusement, c’est la mesquinerie des œuvres que nous a laissées Aristophane. M. Hugo ne nomme pas ces œuvres ; mais tout le monde sait que les Nuées et les Guêpes sont d’une timidité sans pareille. Il n’y a pas un homme de vingt ans, familiarisé avec la littérature grecque, qui ne comprenne très bien que Pantagruel et les gaies Commères de Windsor surpassent en hardiesse les Nuées et les Guêpes. Si quelqu’un se permettait d’énoncer un avis contraire à celui de M. Hugo et de dire qu’Aristophane est aussi hardi que Rabelais et Shakespeare, qu’il a poussé la moquerie aussi loin que la satire et la comédie modernes, M. Hugo, nous n’en doutons pas, aurait une réponse toute prête ; il se bornerait à dire que sa théorie du grotesque, aussi bien que sa théorie générale de la poésie, est supérieure à l’histoire. L’histoire, en effet, qu’elle s’occupe d’Aristophane ou d’Homère, n’est qu’un pur accident, tandis que les théories de M. Hugo sont nécessaires et ne peuvent pas ne pas être. Quoiqu’il lui plaise de dire qu’il a toujours dédaigné de donner à ses œuvres ses préfaces pour bouclier, cependant nous croyons que ses théories dramatiques n’ont été forgées que pour la défense de Cromwell, et voilà pourquoi nous refusons de les prendre au sérieux. Ainsi, lorsqu’il ne voit dans la tragédie grecque tout entière qu’un démembrement de l’épopée homérique, nous lui pardonnons de grand cœur de confondre les Titans d’Eschyle, les hommes de Sophocle et les personnages sentencieux d’Euripide. Après avoir traité les Nuées et les Guêpes comme des œuvres sans importance, il était naturel qu’il mit sur la même ligne le Prométhée, l’Œdipe roi et l’Hippolyte. Dans une discussion vraiment littéraire, de pareilles bévues mériteraient sans doute d’être signalées ; mais il ne faut pas oublier que M. Hugo, en écrivant la préface de Cromwell, n’a voulu prouver qu’une seule chose : à savoir, que la poésie dramatique est la première de toutes les poésies, et qu’avant Shakespeare cette poésie n’existait pas. Pour arriver à cette conclusion, il n’a pu se dispenser de contredire l’histoire ; mais il est arrivé à la conclusion qu’il avait formulée d’avance, à laquelle il ne pouvait renoncer sans porter atteinte à l’inviolable dignité de sa pensée.

Après avoir balayé, comme une poussière inutile et sans valeur, la tragédie et la comédie antiques, il lui restait à établir l’identité du drame et de la réalité. Arrivé à ce point, sa tâche devenait plus dif-