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MUSICIENS FRANÇAIS.

quer de lui-même cette infusion d’une pensée étrangère dans son œuvre. Le troisième acte des Capulets, l’une des plus charmantes partitions de ce maître, est occupé tout entier par la cavatine de Zingarelli. Je sais que bien des gens traitent cela d’indifférence et de familiarité dédaigneuse envers le public ; pour moi, je ne puis m’empêcher d’admirer ces manifestations naïves d’un peuple en qui la vanité n’a pas encore étouffé le sentiment de l’art, et qui, ne pouvant réaliser le but de sa pensée, substitue aux yeux de tous, et sans rougir, l’imagination d’un autre à la sienne, pour ne pas laisser l’œuvre incomplète. Il y en a qui se feraient scrupule d’emprunter un morceau tout entier, et qui trouvent plus convenable d’en dérober en cachette un motif qu’ils recouvrent ensuite du voile de leur instrumentation, et de recueillir un honneur qui, dans l’autre cas, revient toujours au véritable maître avoué publiquement. Or, je vous le demande, laquelle de ces deux façons d’agir vous semble la plus loyale ? Qui ne se souvient de la Malibran dans Roméo, de ce pâle jeune homme vêtu de noir, qui chante dans l’ivresse de la mort. Certes il n’y avait là ni grande pompe, ni somptueux appareil ; cela se passait entre deux murailles, et devant un tombeau à peine figuré ; et pourtant quel spectacle, quel intérêt, quelle impression sublime ! C’est que la musique était encore divine et sacrée ; c’est qu’il n’était pas venu à l’esprit d’un compositeur de sacrifier les besoins de l’ame aux exigences matérielles du caractère, qui ne va qu’aux sens, et de remplacer la mélodie éplorée qui s’élance du cœur de Roméo par je ne sais quelle sonnerie lugubre, qui semble avoir atteint son but lorsqu’elle a provoqué un horrible frisson sur tous vos membres ; c’est que l’exaltation de l’esprit régnait encore, et que la Malibran chantait Ombra adorata.

La scène d’orgie au quatrième acte, une scène joyeuse, interrompue tout à coup par l’apparition lugubre de Ginevra, et qui reprend ensuite avec plus de véhémence et de bruit, rappelle, sinon par le rhythme et le motif, du moins par l’ordonnance générale, le beau finale de Zampa. La phrase que chante Manfredi en levant son verre est commune et de peu de valeur. M. Halévy aurait dû s’efforcer d’inventer mieux et se montrer plus difficile à l’égard d’une phrase qui devenait naturellement le motif d’un morceau de cette importance. Il y a cependant, vers le milieu de cette scène, quelques mesures d’un effet dramatique et profond : ce groupe de cuivre qui répond froidement à l’appel de Ginevra, et se marie à cette voix triste et défaillante, exprime dignement la sombre terreur du sujet ; et