Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/519

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
515
DU VANDALISME.

cet amour désordonné de la ligne droite qui caractérise tous nos travaux d’art et de viabilité modernes, doive triompher de la beauté et de l’antiquité, comme il triomphe à peu près partout de l’économie[1]. Je ne saurais croire que le progrès tant vanté des sciences et des arts mécaniques doive aboutir en dernière analyse à niveler le pays sous le joug de cette ligne droite, c’est-à-dire de la forme la plus élémentaire et la plus stérile qui existe, au détriment de toutes les considérations de beauté et même de prudence. Ce ne serait vraiment pas la peine de se féliciter du talent des jeunes savans qui sortent de nos écoles, si ce talent se borne à tailler la surface de la France et de ses villes en carrés plus ou moins grands, et à renverser impitoyablement tout ce qui se trouve sur le chemin de leur règle. C’est cependant là le principe qui semble prévaloir dans tous les travaux publics de notre temps et qui amène chaque jour de nouvelles ruines. Ainsi à Dinan, dans une petite ville de Bretagne où il ne passe peut-être pas vingt voitures par jour, pour élargir une rue des moins passagères, n’a-t-on pas été détruire la belle façade de l’hospice et de son église, l’un des monumens les plus curieux de ces contrées ? Le maire avait essayé d’en faire transporter une partie contre le mur du cimetière, mais tout s’est brisé en route. C’est ainsi que naguère, à Dijon, l’église Saint-Jean, si curieuse par l’extrême hardiesse de sa voûte, qui s’appuie sur les murs de côté, sans aucune colonne, cette belle église, que le XVIIIe siècle lui-même avait remarquée, réduite aujourd’hui à servir de magasin de tonneaux, s’est vue honteusement mutilée : on a élagué son chœur, rien que cela, comme une branche d’arbre inutile, et un mur qui rejoint les deux transsepts sépare la nef du pavé des voitures. On n’en agit ainsi qu’avec les monumens publics et surtout religieux : il en serait tout autrement s’il était question d’intérêts privés. Que les maisons voisines embarrassent autant et plus la voie publique, c’est un mal qu’on subit ; mais on se dit : « Commençons par ruiner l’église ; c’est toujours cela de gagné ; » et l’on peut affirmer hardiment que le moindre cabaret est aujourd’hui plus à l’abri des prétentions des élargisseurs que le plus curieux monument du moyen-âge. À Dieppe, toujours pour élargir, n’a-t-on pas détruit la belle porte de la Barre, avec ses deux grosses tours, par laquelle on arrivait de Paris ; et cela, sans doute, pour la remplacer par une de ces grilles monotones, flanquées de deux hideux pavillons d’octroi, avec porche et fronton, cet idéal de l’entrée d’une ville moderne, au-dessus duquel le génie de nos architectes n’a pas encore pu s’élever. À Thouars, le vaste et magnifique château des La Tremoille va être démoli pour ouvrir un passage à la grande route : ce château date presque entièrement du moyen-âge, et l’on sait que les monumens militaires de cette époque sont d’une rareté désespérante. À Paris, nous approuvons de tout

  1. On pourrait citer de nombreuses localités où des chemins, empierrés à grands frais, ont été piochés et transformés en bourbiers, les ressources des communes et des départemens scandaleusement gaspillées, et tous les besoins des populations méconnus, parce que le pédantisme de quelque jeune ingénieur aura exigé la rectification, non pas d’une pente, mais d’une innocente et insensible courbe d’un ou deux pieds.