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SALON DE 1839.

Malgré un diadème fort lourd et très bizarre qui rétrécit disgracieusement le front de Cléopâtre ; le type de sa tête a de la noblesse. On peut trouver que le bas du visage est un peu trop anguleux ; mais son défaut capital est, je crois, un manque d’accord entre l’expression des yeux et celle de la bouche. Ces yeux incertains, vagues, sans transparence, sans eau, sont ceux d’un cadavre. C’est d’ailleurs, pour le dire en passant, un défaut commun à tous les personnages de M. Delacroix. Leurs yeux sont ternes comme ceux d’un vampire. — Critiquer la forme osseuse des bras de Cléopâtre, les muscles incompréhensibles du paysan, ses mains de goutteux, dont les doigts sont soudés ensemble, c’est reprocher à M. Delacroix son indifférence pour le dessin, indifférence peut-être systématique chez lui, comme chez beaucoup de coloristes. Mais, au point de vue seul de la couleur, son tableau n’est pas sans reproche, et, par exemple, je m’étonne que son œil, si sensible d’ordinaire à l’harmonie, n’ait pas été choqué par l’opposition brusque et dure qu’offre l’espèce de peplum orange qui couvre le sein de Cléopâtre, avec le manteau bleu ramené sur ses genoux. Comment n’a-t-il pas retrouvé pour ses chairs les tons si brillans de sa Médée ? La tête du paysan est d’une meilleure couleur et rappelle les ivrognes de Jordaëns. Sans doute M. Delacroix s’est inspiré de Shakespeare pour lui donner ce rire goguenard que peu de Français doivent comprendre. « Je ne suis pas si simple, dit le clown à Cléopâtre, pour croire que le diable en personne puisse avaler une femme. » Malgré mon respect pour notre prince de la scène, la bouffonnerie du clown ne me plaît guère dans cette situation, et dans le tableau ce défaut devient même plus sensible.

Est-ce une mode en France aujourd’hui de faire des figures à mi-corps ? M. Scheffer, M. Delacroix, me le feraient croire. Cette disposition ne me semble pas convenir au sujet dont nous nous occupons, et, en général, je crois qu’il faut à M. Delacroix une grande toile pour qu’il puisse donner l’essor à ses qualités toutes de verve et d’imagination. Son meilleur ouvrage, le plafond du palais Bourbon, serait, au besoin, une preuve que son talent brille surtout dans la peinture monumentale.

Hamlet contemplant le crâne de Yorick, no 525, est une jolie esquisse, bien composée et d’une couleur agréable, qui annonce que M. Delacroix a étudié avec fruit l’école vénitienne. La mélancolie caractéristique de Hamlet est bien indiquée, et par sa pose, et par son expression. Mais pourquoi ces yeux à peine ébauchés, où l’iris semble se fondre dans la cornée ? Nos paysans disent qu’on reconnaît