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contens ! Et moi, seul au milieu de cette ivresse, je suis triste, parce que je n’ai pas mis mon espoir en vous, et que vous ne pouvez rien pour moi ! Vous composez à vous tous une famille, dont nul ne peut s’isoler et où chacun peut être utile ou agréable à un autre, il en est même qui sont aimés ou recherchés de tous. Il n’en est pas un seul qui n’ait dans le cœur quelque affection, quelque espérance, quelque sympathie ! Et moi, je me consume dans un éternel tête-à-tête avec moi-même, avec le spectre de l’homme que j’aurais pu être et que j’ai voulu tuer ! Comme un remords, comme l’ombre d’une victime, il s’acharne à me suivre, et sans cesse il me redemande la vie que je lui ai ôtée. Il raille amèrement l’autre moi, celui que j’ai consacré au culte de la sagesse, et quand il ne m’accable pas de son ironie, il me déchire de ses reproches ! Et quelquefois il rentre en moi, il se roule dans mon sein comme un serpent, il y souffle une flamme dévorante ; et quand il me quitte, il y laisse un venin mortel qui empoisonne toutes mes pensées et glace toutes mes aspirations ! enfans de la terre, ô fils des hommes ! à cette heure, aucun de vous ne pense à moi, ne s’intéresse à moi, n’espère en moi, ne souffre pour moi ! et pourtant je souffre, je souffre ce qu’aucun de vous n’a jamais souffert, et ne souffrira jamais !

(La lyre rend un son plaintif. — Albertus, après quelques instans de silence.)

Qu’ai-je donc entendu ? Il m’a semblé qu’une voix répondait par un soupir harmonieux au sanglot exhalé de ma poitrine. Si c’était la voix d’Hélène ! Ma fille adoptive serait-elle touchée des secrètes douleurs de son vieil ami ? La faible clarté de cette lampe… Non ! je suis seul ! — Oh, non ! Hélène dort. Peut-être qu’à cette heure elle rêve que, soutenue par le bras de Wilhelm, elle erre avec lui sur la mousse du parc, aux reflets d’azur de la lune, ou bien qu’elle danse là-bas dans le bosquet, belle à la clarté de cent flambeaux, entourée de cent jeunes étudians qui admirent la légèreté de ses pieds et la souplesse de ses mouvemens. Hélène est fière, elle est heureuse, elle est aimée… Peut-être aime-t-elle aussi !… Elle ne saurait penser à moi. Qui pourrait penser à moi ? Je suis oublié de tous, indifférent à tous. Qui sait ? haï, peut-être ! Haï ! ce serait affreux !

(La lyre rend un son douloureux.)

Pour le coup, je ne me trompe pas ; il y a ici une voix qui chante et qui pleure avec moi… Est-ce le vent du soir qui se joue dans les jasmins de la fenêtre ? est-ce une voix du ciel qui résonne dans les cordes de la lyre ? — Non, cette lyre est muette, et plusieurs générations ont passé sans réveiller le souffle éteint dans ses entrailles. Tel