Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LES CÉSARS.

la peur ; je trouve un seul homme sauvé par son esclave, encore est-ce par un trait d’esprit et non de courage.

Cette société connaissait-elle son mal ? Elle est, certes, assez douloureuse en ses paroles, mais à qui se prendra-t-elle de ce qu’elle souffre ? Si vous en croyez Tacite, c’est à la bataille de Philippes et à César, à la chute de l’aristocratie républicaine ; un autre vous dira : C’est à Tibère, à Séjan, aux délateurs ; les causes supérieures restent incomprises, les remèdes aussi, s’il y en avait de concevables pour la raison humaine ; on aspire à quelque chose de plus commode et de plus doux, non à quelque chose de meilleur ; on voudrait être mieux soi-même, on n’espère, on n’imagine, on ne désire pas que le monde puisse être mieux.

J’ai vu supposer quelque part que l’instinct pour des choses meilleures devait être au fond de la partie souffrante de la société, parmi ces ilotes aux mille noms divers que l’égoïsme antique tenait opprimés. Mais, outre que l’histoire n’en offre pas de trace, il y a une triste vérité, c’est que l’abaissement extérieur finit par produire l’abaissement moral, que les peuples esclaves se dégradent, que les méprisés deviennent méprisables. Cela est triste à dire, à moi qui aimerais à rendre à la nature humaine la dignité que d’autres ont aimé à lui ravir. Mais une trop commune expérience établit cette vérité, et, quant à l’époque dont je parle, si je cherche à connaître la moralité des classes esclaves, je trouve peu de chose qui me console. Toute leur ressource contre la souffrance, c’est la révolte du corps, non celle de la pensée ; c’est l’insurrection, non vers la vertu, mais vers le désordre. Je vois le maître au milieu de ses milliers d’esclaves, toujours tremblant pour sa tête et ce mot passé en proverbe, « autant d’esclaves autant d’ennemis[1], » sans que d’épouvantables exécutions rendent plus sûr le toit domestique. Je vois encore un Spartacus, l’incendie, le pillage, les insurrections sans cesse renaissantes de la Sicile, représailles en un certain sens légitimes, mais dont le succès eût été affreux pour le monde ; enfin, comme dernier et seul remède, le suicide, et entre autres exemples, à la grande admiration de Sénèque, un gladiateur, que l’on menait au cirque dans un chariot, passer, de propos délibéré, sa tête entre les rayons de la roue, dont le mouvement la tord et la brise.

En tout, à la satiété du riche, comme au désespoir du pauvre, le suicide est la suprême ressource, le dernier mot de cette société, et

  1. Sénèque, ep. 47.