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REVUE. — CHRONIQUE.

Au lieu de nous renfermer dans l’enceinte des opinions, des préjugés, des sentimens même d’une partie quelconque de ce pays, il faut donc travailler à penser en commun avec lui. Du sein de nos traditions locales, élevons-nous avec lui jusqu’à la conscience de ses destinées ; c’est de ce point de vue seulement que nous pourrons, comme du sommet d’une haute tour embrasser tout l’horizon moral de notre temps. Hommes de province, la France a grandi sur nos ruines. Ce sont nos débris qui ont fait son marche-pied. Resterons-nous ensevelis dans le regret d’un passé qui n’est plus et qui ne doit plus renaître ? ou plutôt, ne nous convierons-nous pas tous les uns les autres à nous associer à ce génie formé du génie de tous, et qui couvre nos discordes passées de ce grand nom de France ? Cette question, il me semble, est résolue pour nous. En effet, messieurs, dans cette assemblée je cherche des provinciaux ; je ne trouve plus que des Français.

Mais si la conscience de ce pays, dans la suite de son histoire, s’est élevée par degrés, de la commune à la province, de la province à la France, je dis de plus que cette progression ne doit pas s’arrêter en ces termes. En effet, toute belle qu’elle est (et je vous supplie de ne pas vous méprendre sur la parole que je vais prononcer), toute resplendissante qu’elle est dans la famille des peuples, la France n’est pourtant qu’une province de l’humanité, et si nul d’entre nous ne consent à s’enfermer dans les habitudes d’esprit d’une fraction de ce territoire, par une raison semblable, ce pays tout entier aspire d’un même effort à sortir de ses propres liens pour connaître ce qui se passe hors de lui, et se confondre ainsi avec le génie du genre humain lui-même. Combien à ce point de vue l’esprit de Londres, de Paris, de Berlin, de Pétersbourg, de Philadelphie, n’est-il pas encore provincial ! Visitez ces grands rassemblemens d’hommes ; interrogez-les les uns sur les autres, vous verrez combien ils se connaissent mal, et combien, en vertu de cette ignorance, ils se décrient mutuellement. Querelles de districts et de cantons dans le grand empire de la civilisation moderne !

Par là, je suis ramené aux littératures étrangères, qui doivent être l’objet principal de ce cours ; et ici je regrette d’être obligé de me servir de ce mot étranger, comme si rien pouvait nous être tel dans le spectacle des passions, des douleurs, des croyances de l’homme, représentées par la parole humaine, et comme si nous n’étions pas tous concitoyens dans la même cité de la beauté de l’art et de l’immortalité. Oui, c’est par une impuissance de langue que je suis obligé d’appeler de ce nom ceux qui, depuis Job et Homère jusqu’à Dante et Shakspeare, ont souvent fait parler le mieux nos sentimens les plus intimes, et vécu le plus familièrement dans le secret de nos ames. Mais enfin, puisqu’il faut s’en tenir à cette expression indigente, où est celui d’entre nous qui n’a pas d’avance gardé une place à son foyer pour tant d’hôtes immortels qui frappent aujourd’hui à notre seuil ?

Il est des siècles solitaires qui, uniquement occupés d’eux-mêmes, vivent de leur propre substance. Détachés de tous les autres, ils les dédaignent ou les ignorent. J’apprécie, comme je le dois, le génie de ces époques. Je sais