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tentieuse. Peut-être, lors de la rédaction première, s’était-il glissé quelque réflexion superflue dans ce que le comte Joseph a conseillé à son frère de raccourcir, et il a bien fait. À quoi bon ces raisonnemens dans la bouche de l’humble souffrant ? Pourquoi lui faire dire en termes exprès par manière d’enseignement au lecteur : « Tout le secret de ma patience est dans cette unique pensée : Dieu le veut. De ce point obscur et imperceptible où il m’a fixé, je concours à sa gloire, puisque j’y suis dans l’ordre. Cette réflexion est bien douce ! elle agit sur moi avec tant d’empire, que je suis porté à croire que cet amour de l’ordre fait partie de notre essence… » Peu s’en fallait, si l’ami s’en était mêlé davantage, que le Lépreux ne fût devenu un Vicaire savoyard catholique et, non moins que l’autre, éloquent. Ah ! laissez, laissez le lecteur conclure sur la simple histoire ; il tirera la moralité lui-même plus sûrement, si on ne la lui affiche pas ; laissez-le se dire tout seul à demi-voix que ce Lépreux, dans sa résignation si chèrement achetée, est plus réellement heureux peut-être que bien des heureux du monde : mais que tout ceci ressorte par une persuasion insensible ; faites, avec le conteur fidèle, que cet humble infortuné nous émeuve et nous élève par son exemple sans trop se rendre compte à lui-même ni par-devant nous.

À cet endroit du dialogue : « Quoi ? le sommeil même vous abandonne ! » le Lépreux, chez M. de Maistre, s’écrie bien naturellement : « Ah ! monsieur, les insomnies ! les insomnies ! Vous ne pouvez vous figurer combien est longue et triste une nuit, etc… » Au lieu de ce cri de nature, la version corrigée lui fait dire : « Oui, je passe bien des nuits sans fermer l’œil et dans de violentes agitations. Je souffre beaucoup alors ; mais la bonté divine est partout… » Suit une longue page d’analyse qui finit par une vision.

Hofman (des Débats) s’est beaucoup moqué, dans le temps, de cette retouche ; il en voulait surtout à un certain clair de lune introduit au moment de la mort de la sœur, et dans lequel l’astre des nuits, éclairant une nature immobile, était comparé au soleil éteint. Je n’aurais pas tant insisté sur ce singulier petit essai, s’il n’y avait une leçon directe de goût à en tirer, si l’on n’y trouvait surtout les traces avouées d’un conseil supérieur et des traits partout ailleurs remarquables, comme celui-ci : « Quant à la vie, pour ainsi dire déserte, à laquelle je suis condamné, elle s’écoule bien plus rapidement qu’on ne l’imaginerait ; et cela c’est beaucoup, continua le Lépreux avec un léger soupir, car je suis de ceux qui ne voyagent que pour arriver. Ma vie est sans variété, mes jours sont sans