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sent ? elles s’en vont toutes vers le même but, elles descendent toutes dans le grand fleuve de l’éternité.

À Kengisbruk, le Muonio perd son nom. Le Tornea, qui vient d’arriver, lui impose le sien. C’est une de ces injustices qui s’exerce parmi les fleuves comme parmi les hommes. Le Tornea entraîne à sa suite son puissant rival, et tous deux se déroulent dans l’espace, élargissent leur couche, s’arrondissent autour d’une île, ou s’étendent en face de la côte, comme les eaux d’un lac.

Vers midi, nous arrivâmes dans une maison plus élégante encore que celle de Kengis. Elle appartient à M. Ekstrœm, paysan riche et intelligent, qui a lui-même fait son éducation et celle de sa famille. Il était absent lorsque nous nous présentâmes pour le voir ; mais sa femme vint au-devant de nous, et nous fit entrer dans un joli salon, où nous aperçûmes des gravures choisies, des livres, des cahiers de musique et un piano. C’était le premier que nous voyions depuis long-temps. Sous les fenêtres s’étendait un jardin potager, parsemé de quelques tiges de fleurs, et d’un autre côté était la ferme avec une plantation d’arbres. Pendant que nous observions tous les embellissemens de ce domaine champêtre, deux jeunes filles, habillées avec autant de simplicité que de bon goût, entrèrent dans le salon et nous saluèrent avec le sourire de la bienveillance sur les lèvres. Nous les priâmes de chanter. Elles s’assirent devant le piano, et chantèrent des mélodies de Suède et de Norvége et des poésies finlandaises, dont nous aurions voulu emporter avec nous les tons suaves et mélancoliques ; puis elles se levèrent et nous offrirent l’une après l’autre du vin de Porto, des biscuits, du café. Leur mère était là qui les encourageait à nous servir, et qui nous apportait elle-même la tasse et le flacon. Au moment où nous allions quitter cette bonne et honnête famille, pour rejoindre notre bateau, nous nous aperçûmes que les deux jeunes filles n’avaient parlé suédois avec nous que par modestie, car elles comprenaient et parlaient facilement le français. Nous leur demandâmes qui leur avait appris cette langue, et elles nous dirent que c’était leur père. Qui leur avait appris la musique ? C’était leur père. Nous inscrivîmes avec un sentiment de respect sur notre album de voyageur le nom de cet excellent homme et celui de ses deux filles, pareilles à deux violettes cachées dans la solitude et le silence des bois.

Le soir, nous franchissions le cercle polaire, et le lendemain, nous arrivions à Œfver Tornea. En face, sur la côte suédoise, est le village de Mattarengi, qui se compose d’une vingtaine d’habitations dispersées le long d’une colline peu élevée. Au pied s’étend une île tellement exposée aux inondations, qu’elle ne peut être habitée. On y a seulement construit des stabur destinés à renfermer la récolte de foin. De l’autre côté du fleuve est la montagne d’Avasaxa, couverte de sapins. Elle n’a guère plus de cinq cents pieds de haut, et son aspect n’est rien moins qu’imposant ; mais elle a été illustrée par les observations de Maupertuis, et le 25 juin de chaque année elle est