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les plaisirs grossiers. Le vin, les femmes, les folles prodigalités, la manie des constructions, toutes les jouissances d’un égoïsme matériel se disputent maintenant une vie qui semblait autrefois vouée tout entière aux soins des affaires et à la noble mission de civiliser un grand empire. Une seule passion politique a survécu en lui à toutes les autres, sa haine contre le pacha d’Égypte.

Quant à Méhémet-Ali, il a été jugé fort diversement, comme la plupart des hommes qui sortent de la ligne commune. Les uns l’admirent sans réserve, comme un des génies les plus vastes et les plus élevés qui aient brillé dans l’histoire. Il leur répugne d’expliquer sa haute fortune par le simple développement d’une ambition habile et patiente. Régénérer la race arabe et la reconstituer en un corps de nation, la rendre digne de ses nouvelles destinées en la retrempant par le travail, rappeler sur les bords du Nil les arts et les lumières de la civilisation, faire de l’Égypte le centre et le foyer lumineux d’un vaste système politique, commercial et industriel, qui rayonnerait en Afrique et en Asie ; rester néanmoins fidèle à toutes les croyances de l’islamisme, et, si la Turquie venait à se dissoudre, offrir aux populations musulmanes un centre de ralliement : telles sont les hautes pensées, les mobiles supérieurs par lesquels les admirateurs enthousiastes du vice-roi expliquent tout son règne. Ses détracteurs, à leur tour, lui contestent non-seulement les hautes conceptions du génie, mais les qualités les plus vulgaires de l’homme d’état. Méhémet-Ali n’est à leurs yeux qu’un audacieux aventurier qui a conquis le pouvoir par la ruse et le crime, et qui le conserve par la violence. Son système leur semble l’attentat le plus monstrueux à la dignité et à l’indépendance humaine, dont l’histoire ait fourni l’exemple. Frappés de la dépopulation croissante de l’Égypte, des misères qui accablent et déciment les fellahs, ils ne voient en lui qu’un ambitieux égoïste et cupide, pour lequel le pouvoir n’est qu’un moyen d’exaction, et le peuple un instrument de fortune.

Ces deux opinions sont également fausses, parce qu’elles sont l’une et l’autre exagérées. S’emparer du gouvernement de l’Égypte, le conserver, le rendre héréditaire, telle a été, comme nous l’avons dit, dans ses trois phases progressives, la pensée de toute la vie politique de Méhémet-Ali, et cette pensée n’est pas celle d’un ambitieux vulgaire. Son but était grand, les moyens de l’atteindre insuffisans. Alors il fit une chose inouie dans les fastes modernes : il s’appropria le pays tout entier, changea ses cultures, et acquit d’immenses richesses. Avec ces richesses, il organisa une armée et une marine redoutables qui