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qu’on retournera au luxe et à la jouissance, d’y trouver plus de goût ; l’hiver des roses, l’été de la neige ; sur le Forum, la robe du festin, ce n’est pas assez, la stole des matrones ; en un mot se faire un nom. Rome est trop occupée pour qu’une folie ordinaire y fasse parler de soi. Point de ces désordres qui se perdent dans la foule. Le mérite du vice, c’est le scandale qu’il fait[1].

Heureux siècle de Néron ! Dites que la civilisation ne marche point et que le génie de l’homme est épuisé. Heureux siècle qui a répandu dans les salles de festin la douce atmosphère des tuyaux de chaleur, qui a revêtu les fenêtres de la transparente pierre spéculaire, qui, dans l’amphithéâtre, a su, par des conduits cachés, répandre sur le peuple une rosée rafraîchissante toute parfumée de safran ou de nard, qui saupoudre l’arène du cirque de succin et de poudre d’or ! N’y a-t-il pas chez le divin Néron des tapis de Babylone de 4,000,000 sest. (800,000 fr. environ)[2], une coupe de myrrhe de 300 talens ? Le fortuné César, pour reposer ses yeux, ne regarde-t-il pas les combats du cirque dans un miroir d’émeraude[3] ? Un consulaire n’a-t-il pas acheté pour 6000 sest. (1,200 fr.) deux petits gobelets d’un verre nouveau ? La nature elle-même devient plus féconde et magnifique ; elle envoie à Néron, par les mains du procurateur d’Afrique, un épi de blé qui contient trois cent soixante grains. Elle ouvre pour lui, à fleur de terre, les mines de Dalmatie, où l’or se ramasse à cinquante livres par jour. Elle renvoie de Pannonie les intendans de ses jeux chargés de masses énormes de succin. Il est vrai que des arts plus estimés autrefois se perdent aujourd’hui, que lorsque Zénodore a fait le colosse de Néron, il ne s’est pas trouvé de fondeur assez habile pour le bien couler ; il est vrai aussi que César et ses artistes ont gâté le chef-d’œuvre de Lysippe, son Alexandre, en voulant le dorer, afin de le rendre digne d’un siècle de parvenus pour qui rien n’est beau s’il n’est couvert d’or. Mais en revanche la peinture sur étoffe a fait des progrès magnifiques, et Néron, outre son colosse de bronze, a un colosse de cent vingt pieds peint sur lin. En revanche encore, on sait, avec une perfection merveilleuse, donner à un marbre précieux, les veines et les couleurs d’un autre. Et qu’importent ces arts frivoles que la vaine Grèce appelait beaux-arts ? Le siècle est grand ; le genre humain marche, l’humanité est en progrès. Ne vient-on pas d’inven-

  1. Sénéque, ep. 122.
  2. Sur tous ces faits, voyez Pline, Hist. Nat.
  3. Spectabat smaradgo. — Je ne réponds ni du fait ni de la traduction. Je laisse l’une à Pline et l’autre au dictionnaire. — Voir Hist. Nat., XXXVII, 5.