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GOETHE.

Pour en revenir à la gravité d’une pareille entreprise, on ne saurait la révoquer en doute. Aux difficultés de langue, qui sont immenses (nulle part le style de Goethe ne subit plus immédiatement l’action de sa volonté despotique, nulle part il n’affecte plus de science dans les périodes, de précision dans le dialogue, de variété dans les rhythmes), viennent se joindre les embarras de toute sorte qui ne manquent jamais de naître pour l’interprétation de l’allégorie et du symbole. Sitôt que vous avez vaincu la lettre, l’esprit se dresse et vous résiste. Goethe enveloppe d’une double écorce de granit le diamant de sa pensée, sans doute pour le rendre impérissable : c’est à l’intelligence de faire vaillamment son métier de lapidaire.

Il me semble que ce doit être pour le génie une auguste volupté que de donner ainsi libre carrière à toute son inspiration, et d’en arriver un jour à ne plus compter avec lui-même, à ne plus choisir, à ne plus émonder avec la faucille de la raison l’arbre touffu de ses idées. La critique qui refuse avec obstination, à des hommes de la trempe de Goethe et de Beethoven, le droit de divaguer un jour à leur manière, est évidemment pédante et ridicule. Qu’importent les proportions d’une œuvre, si le maître a le souffle assez grand pour l’animer, si sa poitrine contient assez de flamme pour y répandre la lumière et la vie ? Au reste, de pareilles entreprises ne se font guère que dans la maturité de l’âge et du cerveau ; à vingt ans elles sont folles : que signifie de vouloir aborder l’infini avant d’avoir pris possession de la terre où l’on vient de naître ? Goethe, que la pensée de Faust n’a cessé de poursuivre un seul instant, lorsqu’il écrivait à son début les pages brûlantes de Werther, roulait déjà peut-être dans sa tête ces combinaisons sublimes ; mais il était loin de les vouloir exécuter encore : il réservait cette tâche à l’expérience de sa vieillesse ; il sentait que, pour qu’une œuvre semblable fût durable et ne pérît pas dans la confusion, il fallait, avant d’y mettre la main, avoir acquis la conscience des moindres mystères de la forme et surtout cette force de tempérance et de modération qui supplée à toute règle, vertu qui finit par s’installer chez lui au point qu’on la distinguait à peine de ses qualités innées.

Il faut, en général, bien se garder de cette espèce de fascination que les grands sujets exercent sur les esprits nouveaux ; dans cette fièvre chaude qui vous prend aux premiers jours de la sève poétique, on s’exagère ses forces, ou plutôt on ne pense pas même à les mesurer ; l’esprit, emporté par une ambition généreuse, il est vrai, mais insensée, ne songe pas seulement à mettre en cause ses facultés,