Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/649

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
645
GOETHE.

point, Hébé ne le conduira jamais dans l’Olympe. Vainement les hymnes s’exercent, vainement on tourmente la pierre.

Faust. — Les statuaires ont eu beau tourmenter le marbre, jamais il ne s’est produit à la vue aussi majestueux ; tu m’as parlé du plus beau entre les hommes, maintenant parle-moi aussi de la plus belle entre les femmes.

Chiron. — Qu’est-ce ?… La beauté des femmes ne veut rien dire : ce n’est, le plus souvent, qu’une image glacée ; pour moi, je ne fais cas que d’un être heureux de vivre. La beauté est là pour elle-même ; la grace seule rend irrésistible, comme Hélène, quand je la portais.

Faust. — Tu l’as portée, elle.

Chiron. — Oui, sur ce dos.

Faust. — Mon égarement va-t-il encore s’accroître ? joie ! m’asseoir à la même place !

Chiron. — Elle me tenait ainsi par la chevelure, comme tu fais.

Faust. — Ô délire ! ma tête se perd : raconte-moi comment… Elle est mon seul désir. Où l’avais-tu prise ? où la conduisais-tu ? Ah ! parle…

Chiron. — On peut répondre à ta question sans peine. Les Dioscures avaient de ce temps délivré la petite des mains de ses ravisseurs ; mais ceux-ci, peu habitués à se laisser vaincre, s’enhardirent et se précipitèrent à leur poursuite. Les marais d’Eleusis arrêtaient les frères dans leur course rapide, ils se débattaient dans la fange ; je traversai à la nage. Hélène se détacha du groupe, et, caressant ma crinière humide, me remercia avec grace, avec coquetterie. Qu’elle était charmante ! jeune ! délices du vieillard !

Faust. — Sept ans à peine…

Chiron. — Prends garde aux philologues, dupes d’eux-mêmes ! C’est une chose à part que la femme mythologique. Le poète la produit selon qu’il lui convient ; jamais elle n’est majeure, elle n’est jamais vieille ; toujours d’une forme appétissante ; on l’enlève jeune, vieille on la convoite. En un mot, le poète ne tient pas compte du temps.

Faust. — Ah ! qu’elle aussi ne soit point soumise au temps ! Achille la rencontra bien à Phère en dehors de tout temps : étrange bonheur, amour conquis malgré la destinée ! ne pourrai-je donc, par la seule force de mon désir, attirer à la vie la forme unique ! Créature éternelle du rang des dieux, aussi grande que tendre, auguste et digne d’être aimée, tu l’as vue jadis ; aujourd’hui, moi, je l’ai vue aussi belle qu’attrayante, aussi belle que désirée ; tous mes sens, tout mon être, en sont désormais possédés ; je ne vis plus, si je ne puis l’atteindre.


À ces paroles prononcées avec les gestes et l’accent d’un enthousiasme effréné, Chiron ne doute plus de la démence qui règne dans le cerveau de Faust. En sa qualité de centaure, initié aux mystères des plantes et des eaux, il juge sur-le-champ qu’il est de toute nécessité de remédier au mal ; et, comme en sa course intrépide, il ne peut en-