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le transformeront ; mais il ne faut pas anticiper sur les époques. Dans le siècle dernier, la philosophie s’est livrée à des agressions nécessaires ; aujourd’hui elle doit s’établir avec autorité à côté de la religion ; plus tard elle exercera sur elle une inévitable influence. L’homme, pour recueillir le fruit de son labeur, ne doit s’épuiser ni dans les réminiscences du passé, ni dans de vaines aspirations vers un avenir lointain. C’est au présent qu’il faut s’attacher pour lui arracher toutes les conquêtes possibles ; il faut y concentrer son action pour la rendre plus puissante ; il faut aussi la régler de façon qu’elle devienne elle-même la cause légitime d’autres progrès pour d’autres générations. Il y a bien de la force et bien des gages de victoire dans cette mesure et dans cette méthode ; on échappe ainsi aux grandes déroutes et l’on garde toujours le terrain qu’ont su gagner d’habiles efforts. Si l’on veut examiner avec impartialité les dispositions morales de la France, on reconnaîtra qu’elle est tout ensemble catholique et rationaliste, on la trouvera aimant à la fois le culte et le raisonnement, les traditions littéraires de l’église et les ironies du doute philosophique ; n’oublions pas que tous nous avons été élevés avec la prose de Bossuet et de Voltaire, et qu’au fond nous sommes un peuple de raisonneurs. Cette nature rationnelle, qui constitue notre personnalité nationale, veut être creusée dans ses profondeurs, élargie dans ses bases. C’est là qu’il faut insister pour servir l’intérêt social.

Le même partage entre le scepticisme et la foi se reproduit dans la littérature. Nous croyons à la puissance du beau, un irrésistible attrait nous pousse à sa recherche ; mais sur les routes qui nous y peuvent conduire, nous sommes incertains, et notre inconstance nous fait prendre et quitter des chemins différens. Que sont devenus les théories et le fanatisme dont s’autorisait, il y a dix ans, un romantisme novateur ? Toutes les formes, tous les artifices dont on a voulu composer une religion se sont évanouis, et il n’est resté debout que l’impérissable amour du beau avec quelques rares chefs-d’œuvre éclos à ses rayons. C’est que jamais les fantaisies n’ont de véritable empire et de longue durée. Quand, vers la fin du XVIe siècle, le romantisme anglais de Shakspeare s’épanouissait avec une si vigoureuse efflorescence, il était le fruit naturel du sol ; le génie germanique l’enfantait avec une naïve puissance ; les circonstances historiques au milieu desquelles avait vécu l’Angleterre, provoquaient vivement sa venue. Aussi Shakspeare fut-il dans la littérature anglaise ce que Homère avait été dans la littérature grecque, une source inépuisable, un type éternel. Si, de l’autre côté du Rhin, le romantisme allemand