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DE LA LITTÉRATURE POPULAIRE EN ITALIE.

à son dernier jour répand plus d’éclat que jamais. Les satires, les parodies, les farces se multipliaient à cette époque avec une fécondité prodigieuse ; on opposait comédie à comédie, caricature à caricature ; le théâtre était une lanterne magique éblouissante ; les pièces de Goldoni, de Gozzi, de Chiari, des Sacchi, se succédaient avec une rapidité merveilleuse. La littérature circulait dans toutes les classes ; l’élégance régnait partout. Son empire s’étendait jusqu’aux historiettes de carrefour, qui étaient tirées à quatre-vingt mille exemplaires dans l’almanach de Pozzoboni. Le nouveau mouvement, communiqué, pour ainsi dire, par une chaîne électrique de saillies, s’étendait depuis Baffo, qui vivait encore pour se moquer de Goldoni, jusqu’à Gritti et Lamberti, qui sont les grands hommes du XVIIIe siècle à Venise. Nous parlerons plus tard du théâtre. Nous ne nous arrêterons pas à Merati, à Pozzoboni, à Bada et aux autres poètes ; ils n’ont rien de particulier, et ne sont que le cortége naturel d’une littérature riche et brillante ; Gritti et Lamberti suffisent pour faire connaître le caractère et l’inspiration de cette dernière époque.

Gritti avait le génie de bigarrer les idées ; il exploitait mieux que personne les métaphores si hardies de la langue vénitienne ; il entassait image sur image, fiction sur fiction ; sa poésie est un mélange d’apologues, de fables, d’histoires chinoises, de contes allégoriques. Bien qu’adonné à un genre dont les limites sont fort étroites, il déploie dans ses ouvrages une richesse et une variété de couleurs tout-à-fait inattendues ; il égaie les moralités les plus triviales par un mélange continuel de causeries vénitiennes et d’aventures orientales. Doit-il dire qu’il faut éviter les excès ? Il se décrit lui-même dans sa mansarde ; son oncle lui présente deux sots qui se mettent à ergoter sur la métaphysique, et il se débarrasse de ces importuns par l’apologue du soleil et des deux brames : — L’un, dit-il, s’aveugla à force de contempler le soleil, et, ne le voyant plus, le nia ; — l’autre s’ensevelit sous terre dans un puits, de crainte d’être aveuglé par ses rayons. Le poète se moque de ses deux interlocuteurs ; ceux-ci gagnent l’escalier, non sans murmurer contre le mauvais plaisant, et il reste dans sa mansarde à corriger ses apologues.

Dans la fable chinoise du Brigliadoro, Gritti porte la bizarrerie au comble, en combinant dans la même pièce un récit, une action et une discussion. La scène est à Pékin ; tout est prêt pour le supplice du premier estafier de la cour, l’empereur veut remplir lui-même les fonctions d’exécuteur, pour venger la mort du plus beau cheval de ses écuries. Trois mille mandarins, le parasol sur la tête, les bras croisés et les yeux fixés sur leurs moustaches, composent un double rang qui descend du trône, des escaliers du palais, monte sur les balcons et arrive jusqu’au pied de l’observatoire. Un homme presbyte peut découvrir à vol d’oiseau une foule immense répandue dans les champs, accroupie sur les toits, accrochée aux arbres ; on voit une myriade de toges blanches, rouges, bleues, brunes, qui font l’effet d’une pluie de fleurs tombée sur l’herbe. Jamais Bibiena n’a fait, à coups de pinceau, apparaître sur la scène un plus beau spectacle. Sur l’observatoire sont placés deux spectateurs privilégiés, le père Paralaxe, jésuite, et l’ambassadeur plénipotentiaire du Japon.