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ne se compose encore, il est vrai, que d’un seul poème, mais qui a tout déjoué. Et comme, avant ce poème et avant Jocelyn, les volumes du Voyage en Orient avaient été déjà, malgré d’admirables pages, une négligence trop prolongée et trop avouée, comme la préface de Jocelyn même contenait quelques assertions littéraires très peu justifiables, qui avaient pu s’éclipser devant une charmante lecture, mais que la pratique d’aujourd’hui revient éclairer ; comme, enfin, le volume en ce moment publié sous le nom de Recueillemens, affiche de plus en plus ces dissipations d’un beau génie, il est temps de le dire ; au troisième chant du coq, on a droit de s’écrier, et d’avertir le poète le plus aimé qu’il renie sa gloire.

Le volume actuel est précédé d’une lettre-préface, dans laquelle le poète, écrivant familièrement à l’un de ses amis, lui explique sa manière de travailler durant les courtes heures des rares saisons qu’il accorde désormais à la poésie. Ces pages sont elles-mêmes une esquisse poétique et vivante de son intérieur de Saint-Point. Il vous initie à tout, et il n’y aurait qu’à le remercier pour tant de bonne grace et d’aimable confidence, s’il ne partait de là pour jeter, en littérature et en poésie, certaines façons de voir qu’il est impossible d’accepter par rapport à l’art en général, et par rapport à son propre talent, car ce serait une ruine. On a vu dernièrement, on a surpris la façon de travail et d’étude d’André Chénier : on a assisté aux ébauches multipliées et attentives, dans l’atelier de la muse. Combien le cabinet que nous ouvre à deux battans M. de Lamartine, et dans lequel il nous force, pour ainsi dire, de pénétrer, est différent ! « … Ma vie de poète, écrit-il, recommence pour quelques jours. Vous savez, mieux que personne, qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le bon public, qui ne crée pas, comme Jéhovah, l’homme à son image, mais qui le défigure à sa fantaisie, croit que j’ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles ; je n’y ai pas employé trente mois, et la poésie n’a été pour moi que ce qu’est la prière… » Nous concevons ce qu’a d’impatientant pour le poète, et pour tout écrivain célèbre, l’idée absolue qu’on se forme de lui, et sur laquelle, bon gré, mal gré, on veut le modeler après coup. Mais, selon cette idée que se fait le bon public, on n’est pas défiguré toujours, on est idéalisé quelquefois : n’en faudrait-il pas prendre son parti alors, composer avec cet idéal, et ne le pas secouer avec ce sans-façon ? Le devoir d’un écrivain et de tout homme public est en raison composée de ce qu’il est et de ce qu’il a donné à croire par ses écrits et par ses paroles. On a les