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nomme tout d’abord les chrétiens comme des hommes qui lui sont bien connus. Remarquez-le encore, les trois écrivains qui parlent du christianisme, Pline, Suétone, Tacite, sont aussi de ce siècle, les trois plus positifs, plus Romains, plus en crédit auprès des princes, plus à portée des archives impériales. Au temps de Néron, surtout, les progrès de la religion nouvelle étaient pleins d’évidence. Les querelles des Juifs et des chrétiens avaient motivé, sous Claude, l’expulsion des juifs hors de Rome. Plus récemment, saint Paul, gardé par les soldats du prétoire, et, comme il le dit, « échappé avec peine à la gueule du lion, » avait « fait servir sa captivité au progrès de l’Évangile et rendu gloire au Christ dans tout le palais, tandis que ses frères n’en étaient que plus ardens à répandre leur foi au dehors[1]. »

L’esprit impérial avait donc pris son temps pour toiser son ennemi ; car il était évident que le christianisme était une guerre ouverte à l’esprit d’immiséricorde, de servilité, d’égoïsme que Tibère avait donné pour base à l’empire. Et quand l’occasion fut donnée, que Rome incendiée réclama de plus belles victimes que des béliers et des taureaux, César, d’un coup d’œil, trouva la sienne. Je ne serais même pas étonné que pour Néron, qui s’effrayait de toute force et de toute doctrine, qui exilait les philosophes, persécutait Apollonius, provoquait la grande révolte des Juifs, l’incendie de Rome eût été un moyen d’arriver jusqu’aux chrétiens, et d’avoir, en les frappant, le peuple pour soi. Les chrétiens périrent donc coupables, d’incendie selon Néron, de maléfices selon le peuple[2], « d’être haïs du genre humain » selon Tacite[3]. Ils périrent non-seulement à Rome, mais à Milan, à Aquilée, dans les provinces. On cite une inscription qui rend grace à Néron pour avoir délivré l’Espagne des brigands et de ceux qui répandaient une superstition nouvelle. À Rome, ce fut une multitude immense, dit Tacite, multitudo ingens.

Jusque-là les Césars n’avaient pas tenu à infliger à leurs victimes une mort cruelle ; ils leur laissaient le choix de leur mort et la satisfaction du suicide. Ils eussent aimé la guillotine, qui tue beaucoup, vite et bien, sans grand appareil de souffrance ; c’eût été la hache faite pour trancher d’un seul coup la tête du genre humain ; Caligula en eût été ravi comme Marat. Mais cette fois, en face d’une puis-

  1. Phil. I.
  2. Suét., In Ner., 16.
  3. Odium generis humani. — Le sens que je donne à ce passage me paraît le plus antique, sans être pour cela moins latin. — Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, II, 26, donne les deux sens.