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DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN-ÂGE.

à s’émanciper de ce qui le domine et le contient, à chercher en lui-même, à ses risques et périls, son principe et sa raison ; cette tendance n’a pas péri, et il faut l’accepter, car elle ne périra pas. Enfin, la puissance satirique, cette puissance plus souvent mauvaise que bonne, mais qui est pourtant dans les desseins de la Providence, car elle a sa place dans le monde, car elle y agit, y combat, y détruit toujours ; cette puissance dévorante n’a pas péri non plus, et le dernier siècle n’en a que trop largement usé.

Je m’arrête, ce n’est pas encore le temps de faire l’histoire des quatre derniers siècles ; seulement, avant de quitter les trois siècles du moyen-âge, j’ai voulu montrer déjà vivantes les tendances dont les combinaisons et les luttes formeront, en très grande partie, la vie complexe des siècles modernes. En arrivant à ces siècles plus connus, ou du moins plus étudiés, peut-être sera-t-il possible de donner encore à des études venues après des travaux justement admirés, quelque intérêt de nouveauté, non par la ressource facile et misérable du paradoxe, mais par la rigueur du point de vue historique ; peut-être comprendra-t-on mieux le développement de l’esprit moderne, après en avoir surpris l’embryon dans les flancs vigoureux du moyen-âge. Tout se tient dans l’histoire, et l’on ne peut s’arrêter en chemin ; il faut suivre le mouvement et le flot des âges, il faut aborder avec eux. On consent à se plonger longuement et courageusement dans de grandes obscurités, mais on ne veut pas y rester enseveli, on veut arriver au présent, à l’avenir ; ce n’est que pour cela qu’on se résigne au passé. Étudier le passé c’est le seul moyen de comprendre le présent et d’entrevoir autant que possible l’avenir. On ne sait bien où l’on va que quand on sait d’où l’on vient. Pour connaître le cours d’un fleuve, il faut le suivre depuis sa source jusqu’à son embouchure ; pour s’orienter, il faut savoir où le soleil se lève, et dans quel sens il marche ; c’est ce que nous savons déjà : nous avons traversé cette longue nuit du moyen-âge, qui s’écoule entre deux crépuscules, entre les dernières lueurs de la civilisation ancienne et la première aube de la civilisation moderne.

Et maintenant, nous poursuivons notre chemin comme le voyageur qui s’éveille après la nuit et reprend sa route, éclairé par le soleil qu’il a vu se lever sur les montagnes.


J.-J. Ampère.