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LE SCHAH-NAMEH.

l’épopée. Le fond des épopées les plus célèbres, c’est toujours la lutte de deux races, de deux civilisations, de deux mondes. Le monde grec et le monde asiatique combattent l’un contre l’autre au pied des remparts de Troie. Quel est le sujet des épopées carlovingiennes du moyen-âge ? N’est-ce pas le combat des populations chrétiennes de l’Europe contre les populations musulmanes de l’Orient ? De même le Livre des Rois roule en très grande partie sur la guerre des peuples de l’Iran, ou de la Perse proprement dite, contre les hommes du Touran, c’est-à-dire contre les tribus du Nord. Cette guerre est, en effet, presque toute l’histoire de la Perse depuis les anciennes expéditions contre les Scythes jusqu’à l’occupation de l’empire par la race turque des Cajars, qui le possède aujourd’hui. Le Livre des Rois est le récit de cette grande lutte durant l’ère qui précéda l’invasion mahométane. Inspiré par un sentiment pareil à celui qui a inspiré les poètes épiques de l’Occident, Firdousi n’a pas procédé comme eux. L’épopée homérique, qui est le type de l’épopée occidentale, demande un grand fait à la tradition, et, dans ce grand fait, elle concentre, pour ainsi dire, toute la vie historique du peuple pour lequel elle est faite. L’Iliade montre la Grèce armée contre l’Asie, les dieux partagés entre les deux races qui sont aux prises, et tout cela au sujet d’un fait particulier, la colère d’Achille.

Quand on arrive à des époques moins naïves, on voit les poètes employer des moyens détournés et ingénieux pour ramener au sujet déterminé du poème les grandes phases de la destinée nationale. C’est ainsi que Virgile a fait dérouler par Anchise l’histoire future de Rome aux yeux d’Énée, et l’a gravée sur le bouclier du héros. C’est ainsi que Camoëns, qui a pour héros le peuple portugais (les Lusiades), a mis dans la bouche de Vasco de Gama une histoire du Portugal. Ce sont là des artifices plus ou moins heureux au moyen desquels on groupe autour d’un fait central les autres grands faits de l’histoire d’un peuple. Ces artifices sont motivés par le besoin d’unité qui est le principe de l’épopée classique. Il n’en est pas de même en Orient. Là, l’épopée n’a point recours à ces ruses de l’art, pour faire rentrer dans un cadre étroit toutes les destinées d’une race. Là, elle se déroule librement dans son immensité, et ouvre son large sein à tous les siècles comme l’océan à tous les fleuves. Le Livre des Rois a pour sujet la naissance, les combats, la mort de la nationalité persane. Il a pour héros des personnages qui représentent des dynasties et des époques. Le règne de Djemschid dure sept cents ans, et celui de Zohak en dure mille. Ce sont deux périodes de l’his-