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DES CLASSES SOUFFRANTES.

moroses, prouvent que l’individu s’estime plus lui-même, et que la civilisation élève le niveau de l’humanité.

Il résulte de ces préliminaires que la mesure de l’indigence est essentiellement variable ; et de là naît, pour le dispensateur de la bienfaisance publique, une difficulté des plus sérieuses. Il doit, avant tout, déterminer pour chaque localité une sorte de tarif légal des dépenses nécessaires, et réputer indigens tous ceux dont les ressources n’atteignent pas ce minimum. Le chiffre que les économistes ont adopté est celui du salaire de la dernière classe des artisans. C’est d’après ce principe que, dans les pays où le pauvre est secouru en vertu d’un droit écrit dans la loi, les commissaires, après avoir évalué les ressources présentes de celui qui demande assistance, déterminent l’allocation qui doit combler le déficit.

Cette règle a conduit les théoriciens à des recherches plus curieuses que réellement utiles sur le taux des salaires en différens pays et à plusieurs époques. Pour obtenir des aperçus tant soit peu justes, il faudrait pouvoir établir, entre la valeur intrinsèque de l’argent, le prix d’échange des denrées et la somme des besoins individuels, un calcul de relations dont les termes manquent presque toujours : les chiffres qu’on prend ordinairement pour moyenne représentent des latitudes si vastes, qu’il est bien facile de s’y égarer. Si l’on s’en tenait au premier témoignage de ces chiffres, on arriverait à des conclusions inadmissibles. Ainsi, en comparant la célèbre ordonnance rendue en 1350 sous le roi Jean, pour régler le taux des salaires, au tarif du prix des journées établi dans chaque département par le conseil général, en vertu de la loi du 21 avril 1832, et qui sert de base à l’assiette de la contribution personnelle, il faudrait conclure que le sort des travailleurs est plus triste encore aujourd’hui que dans les années désastreuses qui enfantèrent la jacquerie. En effet, dans le tarif de 1832, le labeur des journaliers, évalué à 1 franc 50 centimes dans les villes les plus riches, tombe jusqu’à 50 centimes dans certaines communes ; tandis que d’après l’ordonnance du XIXe siècle, les batteurs en grange auraient gagné 12 deniers, et les artisans des villes, de 20 à 32 deniers, ce qui représenterait, suivant l’estimation de M. de Gérando, 1 fr. dans le premier cas, et une moyenne de 2 fr. 50 c. dans le second. Mais que devient le calcul, si l’on observe d’une part que le tarif départemental est moins une taxe réelle qu’une mesure financière et de pure convention pour établir la répartition des charges locales ; et d’autre part, que, dans le moyen-âge, le cours des monnaies et le prix des denrées étaient si variables, qu’il devient presque impossible de les estimer en valeurs modernes, et que, par exemple, dans cette même année 1350, les espèces subirent une altération qui abaissa leur valeur d’un tiers ?

On a cherché encore, comme limite de l’indigence, la somme indispensablement nécessaire au soutien de la vie. Mais il suffit de rapprocher les divers bilans qu’on a produits pour faire voir qu’ils n’ont pas une valeur positive, et qu’ils peuvent tout au plus fournir de vagues indications. On estime aujourd’hui dans nos grandes villes, dit M. de Gérando, la dépense rigoureuse d’une famille d’ouvriers composée du père, de la mère et de trois enfans, à 840 fr.