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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

machine, encore ne doit-il être autorisé à l’exporter qu’autant qu’il renonce à exercer dans le pays le privilége de l’inventeur ; autrement il place les nationaux dans une position trop défavorable vis-à-vis des étrangers. En effet, sa découverte pouvant alors être exploitée au dehors librement par le premier venu, tandis qu’au dedans elle reste assujettie à un privilége onéreux, tout l’avantage est du côté des étrangers contre les nationaux. Voilà ce qui arrive, en effet, tous les jours par rapport à la France. Nous voyons nos découvertes passer à l’étranger et s’y populariser avant que nous ayons pu nous en servir nous-mêmes. Les Anglais en tirent parti avant nous et contre nous : ils s’en font des armes pour nous combattre ; ils s’enrichissent par elles à nos dépens. C’est ainsi que, grace à l’imprévoyance des lois, les travaux d’invention dont le pays s’honore tournent contre lui.

De bonne heure l’Angleterre a compris la justesse de ces principes ; peut-être même en a-t-elle quelquefois poussé trop loin l’application. En 1696, un premier bill défendit l’exportation du métier à bas ; un demi-siècle après, cette prohibition fut appliquée aux machines propres à la manufacture des soieries et des lainages, machines alors bien imparfaites. En 1774, un nouvel acte du parlement prohiba l’exportation de certains outils propres à la manufacture du coton. Depuis lors ce système s’étendit de proche en proche et descendit bientôt jusqu’aux objets de la moindre importance, tels que matrices d’estampage pour boutons de corne, etc., etc. Certes, l’Angleterre eût pu s’arrêter plus tôt dans cette voie ; elle n’aurait pas dû surtout confondre les hommes avec les machines, et défendre, comme elle l’a fait pendant un certain temps, la sortie même des ouvriers. Peut-être aussi eût-elle dû borner chaque fois la durée du privilége qu’elle se donnait, en permettant la sortie de ses machines après quelques années de jouissance, ne fût-ce que pour ouvrir des débouchés aux établissemens qui les confectionnaient. Mais enfin le principe était salutaire, et nous n’hésitons pas à dire que son adoption a été le principal fondement de la supériorité si générale et si manifeste que l’Angleterre s’est acquise en ce genre.

Ni les individus ni les peuples n’aiment à se donner une peine dont ils ne recevront pas le salaire. Personne ne travaille avec ardeur pour le prochain, et nul ne s’ingénie à faire des découvertes dont il ne doit pas recueillir le fruit. C’est parce qu’on a compris cette vérité qu’on a admis dans les lois le principe des brevets d’invention. Nous voulons bien qu’on ait été guidé en cela par un sentiment de justice, car il était juste que l’auteur d’une découverte en jouît le premier ; mais on s’est dit en même temps, et avec raison, que le privilége temporaire que l’on consacrait était un stimulant nécessaire pour les inventeurs. Supprimez le privilége, et vous supprimez le travail même de l’invention. On l’a compris, et voilà comment on a cru servir l’intérêt général par l’établissement d’un privilége particulier. Pourquoi faut-il qu’on se soit arrêté là, et qu’on n’ait pas su faire aux peuples même l’application d’une vérité si simple. Il fallait se dire que les découvertes purement individuelles ont rarement une grande portée ; elles n’acquièrent de valeur qu’autant qu’elles s’associent à d’autres qui les secondent et les complètent ; souvent même, en sortant des