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LÉLIA.

poignards pour le connaître. J’en ai offert les lambeaux à tous les dieux supérieurs et inférieurs. J’ai évoqué tous les spectres, j’ai lutté avec tous les démons, j’ai supplié tous les saints et tous les anges, j’ai sacrifié à toutes les passions. Vérité ! vérité ! tu ne t’es pas révélée, depuis dix mille ans je te cherche, et je ne t’ai pas trouvée !

Et depuis dix mille ans, pour toute réponse à mes cris, pour tout soulagement à mon agonie, j’entends planer sur cette terre maudite le sanglot désespéré du désir impuissant ! Depuis dix mille ans je t’ai sentie dans mon cœur, sans pouvoir te traduire à mon intelligence, sans pouvoir trouver la formule terrible qui te révélerait au monde et qui te ferait régner sur la terre et dans les cieux. Depuis dix mille ans j’ai crié dans l’inflni : Vérité, vérité ! Depuis dix mille ans, l’infini me répond : Désir, désir ! Ô sibylle désolée, ô muette pythie, brise donc ta tête aux rochers de ton antre et mêle ton sang fumant de rage à l’écume de la mer, car tu crois avoir possédé le Verbe tout puissant, et depuis dix mille ans tu le cherches en vain…

...Comme elle parlait encore, Trenmor sentit la main brûlante de Lélia se glacer tout à coup dans la sienne. Puis elle se leva comme si elle allait se précipiter. Trenmor épouvanté la retint dans ses bras. Elle retomba raide sur le rocher ; elle avait cessé de vivre.

Le dénouement de Lélia est le désespoir et la mort, parce que, suivant la conception du poète, le spiritualisme catholique, dont Lélia avait embrassé les autels avec une si courageuse résolution, est impuissant à guérir les misères morales de notre siècle, à satisfaire l’orgueil légitime des intelligences. Lélia meurt parce que la vieille religion tombe tous les jours. Le poète a été inflexible dans la déduction de sa pensée : il ne lui a pas permis de défaillir, de s’attendrir même au dernier mot, et la tragédie est parfaitement belle, parce qu’elle est tout-à-fait logique. Spiridion est le complément de Lélia et donne la preuve que le désespoir n’est pas, aux yeux de l’auteur, le dénouement suprême de toute chose, seulement, George Sand a voulu consacrer au scepticisme un drame dont le scepticisme fût à lui seul le héros, la raison et le terme. Lélia représente un des momens de la pensée du poète, un des états de l’ame de l’humanité, comme il la conçoit.