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peu plus grand, on le destina à l’état ecclésiastique, et on le plaça comme clerc ou famulo chez un chanoine de la cathédrale, nommé don Vicente Presivia. Il n’y a point d’université à Tortose ; ceux qui veulent étudier pour entrer dans les ordres se placent ainsi chez des prêtres, qu’ils servent à peu près en domestiques, et qui leur enseignent en revanche le latin, la théologie et la philosophie d’Aristote.

Le caractère indépendant et dissipé du jeune Cabrera ne s’accommodait pas de cette vie studieuse et docile. Le bon chanoine épuisa en vain tous ses sermons pour le décider à garder quelque retenue ; de tous les écoliers de Tortose, c’était bien le plus licencieux comme le plus déguenillé. Son goût passionné pour les femmes le jetait à tout moment dans toute sorte de mauvaises aventures ; parlait-on de quelque maison escaladée, de quelque alguasil battu, c’était sur lui que retombait toujours la responsabilité du méfait. Il était paresseux, débauché, querelleur, effronté, enfin un franc tronero (vaurien), si bien que, quand vint pour lui le moment de solliciter le sous diaconat, l’évêque don Victor Saez le lui refusa.

Le voilà donc sur le pavé à vingt-quatre ans, sans état, sans argent, avec une réputation détestable, ne sachant que devenir. Alors arriva à Tortose la nouvelle de la mort de Ferdinand VII. C’était un grand bonheur pour l’écolier désappointé, qui s’empressa de profiter de l’occasion. Sept à huit jours après, vers la mi-octobre 1833, une conspiration fut découverte contre l’autorité de la reine Isabelle II ; Cabrera en était. Le général Berton, gouverneur de la ville, ordonna des poursuites ; le vicaire-général don Matéo Sanpons informa contre lui. Il parvint à s’évader et se sauva dans les montagnes, refuge habituel de tous ceux qui ont affaire à la justice dans les villes. Là il apprit que la forteresse de Morella était tombée au pouvoir d’une insurrection carliste, et il s’y rendit aussitôt pour s’enrôler.

Cette ville de Morella joue un grand rôle dans la vie de Cabrera ; elle a été successivement le berceau, le siége et le tombeau de sa fortune. C’est la capitale d’un petit pays nommé le Maestrazgo, parce que son territoire était autrefois une grande maîtrise d’un ordre de chevalerie. Le Maestrazgo est admirablement fortifié par la nature, et tout semble le désigner pour l’établissement d’une seigneurie féodale ou d’une république indépendante. Il fait partie de la haute sierra qui sépare les royaumes d’Aragon et de Valence ; des montagnes escarpées et presque toujours couvertes de neige y enferment de longs défilés et des vallées étroites. C’est dans une de ces vallées qu’est bâti Morella, sur un rocher qui se détache de la chaîne ; le