Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/431

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
427
LES SCIENCES EN FRANCE.

menacé, moins il quitta son cabinet. Enfin, dans l’automne de 1838, il se fit tout à coup un épanchement dans la poitrine.

À la première apparition de cette terrible maladie, les médecins le crurent perdu, et lui-même se sentit menacé d’une fin prochaine. Mais les maux de cette nature présentent souvent des alternatives inattendues, et malgré la violence du coup, en voyant au bout de quelque temps disparaître les symptômes les plus alarmans, on put espérer au moins de prolonger encore la vie de M. Poisson. Malheureusement, dès qu’il fut un peu moins souffrant, il se crut guéri et reprit ses travaux. Ni la douleur de ses amis, ni les menaces des médecins, ni les angoisses de sa famille, rien ne put l’arrêter. Il répondait toujours que, pour lui, la vie c’était le travail, et qu’il n’y avait pas de milieu entre travailler et mourir. L’hiver et le printemps de 1839 se passèrent dans des vicissitudes cruelles. On crut avoir remporté une grande victoire en le voyant partir pour la campagne ; mais là, quoique sa vue se fût affaiblie, ainsi que tous ses autres organes, et qu’il n’eût même plus la force d’écrire, il s’enfermait des journées entières pour travailler à la théorie mathématique de la lumière, qu’il voulait asseoir sur de nouvelles bases, stimulé surtout par les travaux récens de M. Cauchy. Ces recherches devaient former un volume, mais il n’a pu en rédiger que deux cents pages environ, qui paraîtront dans les Mémoires de l’Institut[1]. On conçoit facilement que le séjour à la campagne ne fût pas très profitable à un malade qui se livrait à de tels travaux. Toutefois, tant qu’il y resta, il n’éprouva pas de crise violente ; mais à son retour ayant absolument voulu faire les examens de l’École Polytechnique, dans lesquels durant un mois il fut obligé d’interroger les élèves pendant dix à douze heures par jour, ce dernier effort le brisa. Il se forma alors un épanchement dans le cerveau, qui amena la paralysie du bras gauche, et qui, affectant profondément les organes de la pensée, lui fit perdre la mémoire des noms propres. Rien ne saurait rendre le spectacle déchirant de cette tête, où naguère encore s’élaboraient de si profondes pensées, et qui avait toujours semblé se jouer des difficultés de la science,

  1. La partie que M. Poisson a rédigée ne contient que les généralités ; les applications devaient se trouver dans une dernière section, qu’il n’a pas écrite, mais qui était préparée dans son esprit. Dans ses derniers momens, il regrettait vivement de ne pouvoir achever ce travail, et sa faiblesse l’a empêché de faire connaître les bases sur lesquelles il voulait établir son analyse. Tout ce qu’il a pu dire un jour à cet égard, c’est qu’il prenait un filet de lumière : il lui a été impossible de continuer, et son secret est mort avec lui.