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lorsque tous les esprits conservent encore l’impression orageuse laissée par les révoltes et les changemens de dynasties. Pourquoi la gloire littéraire, se demande-t-on, ne serait-elle pas le prix d’une insurrection ? Qui nous empêche d’être révolutionnaires de la pensée ? Ainsi parlèrent Ronsard et Lilly, Gongora et Marino.

Les uns, après le XVIe siècle, imitent la révolte de Guise ; les autres, après le XVIIIe siècle, imitent l’outrecuidance de Bonaparte. Entre les années 1590 et 1615, le ton de la poésie et de la prose en Espagne est l’écho ridicule du ton belliqueux et insultant des Gonzalve et des Cortez. La plupart des écrivains de ce pays et de cette époque, par exemple Montemayor[1], Montalvan[2], Alarcon[3], jettent au public les plus ridicules défis. L’insolence politique et guerrière déteint sur les mœurs littéraires. Voici la préface de l’un de ces poètes rodomonts : « Lecteur, cent à parier contre un que tu es un sot. Dans ce cas, lis-moi et apprends. Si, par hasard, tu étais homme d’esprit, lis-moi et admire. » Cette mode singulière d’insulter ses juges et de narguer ses lecteurs passa en France sous Louis XIII avec toutes les modes espagnoles, et fut admirablement cultivée par La Calprenède, Scudéry et l’auteur du Voyage dans la Lune. Quant à nous, fils de la révolution française et du XVIIIe siècle, nous avons vu récemment cette même révolution passer de la place publique dans la littérature, et les Mirabeau, les Napoléon, les Robespierre intellectuels s’élancer de toutes parts à la conquête de la gloire. Ce travers n’a point élevé les véritables talens ; il n’a pas grandi les médiocrités. Les hommes distingués qui ont d’abord suivi le torrent ont toujours fini par se dépouiller, en montant, de ces scories de leur époque, et il nous serait facile de citer les plus grands, dont le génie s’est réfugié dans son vrai sanctuaire, dans cette contemplation pure et mâle, dans cette recherche solitaire de l’idéal et du beau que le tourbillon poudreux des passions contemporaines avait d’abord voilé à leurs regards.

Marino n’était point un homme de génie ; c’était un homme d’esprit, charlatan de génie. Il trouva ses contemporains préparés à se laisser séduire par les chants lascifs et les images étincelantes. Il versa le nectar italien dans la coupe d’or de l’Espagne : son siècle s’enivra de ce prestige. Des vices des deux nations, il fit sa séduction

  1. Auteur de la célèbre pastorale intitulée Diane.
  2. Auteur dramatique et romancier.
  3. Auteur très remarquable de la Verdad Sospechosa, traduite par P. Corneille sous le titre du Menteur.