Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/594

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
590
REVUE DES DEUX MONDES.

parler vulgaire, de tout ce qui sentait la place publique, le cabaret et la boutique. Un petit monde exclusif faisait cercle dans le boudoir d’Arténice ; car, pour se distinguer du commun peuple, on avait changé même de nom. Chacun empruntait un nouveau baptême d’élégance, qui à Bembo, qui à Sadolet, qui aux romans de chevalerie, mais surtout à l’Arioste et au Tasse ; car un parfum venu d’Italie embaumait de sa quintessence toute cette maison, livrée aux raffinemens exotiques et aux délicatesses inconnues.

Ce sont là ces précieuses et ces précieux contre lesquels Boileau, Racine et Molière s’armèrent, trente ans plus tard, de la colère du bon sens. Tout gentilhomme admis à pénétrer dans la « chambre du génie » (c’était le nom donné à l’appartement destiné aux lectures) devenait par là même précieux au monde. Chacune des paroles qui tombaient désormais de ses lèvres était recueillie comme précieuse. Les gens de cour briguaient la faveur d’une présentation chez Arténice ; les évêques rimaient des madrigaux pour la suzeraine ; l’évêque Godeau se parait du titre de « nain de Julie, » et tous les hommes à la mode, prenaient part à cette « illustre galanterie de la guirlande, » comme disaient les contemporains. L’hôtel Pisani menait aux honneurs et au crédit ; Chapelain le savait bien, ce pédant si prudent, qui ne négligeait aucune occasion de bénéfice. Le coadjuteur était ami de la maison ; tout le monde s’y montrait galant, amoureux des lettres, un peu frondeur, médiocrement dévot, et complètement voué aux élégans plaisirs.

Rire des précieuses après Molière, c’est bientôt fait ; mais on devrait reconnaître que le règne passager de l’hôtel Pisani a marqué une nouvelle phase dans l’histoire de la société française. La chambre d’Arténice est le vrai théâtre de cette transition singulière qui s’est opérée des troubles de la ligue au règne de Louis XIV. Au commencement du XVIIe siècle, l’hôtel Pisani continue et régularise en France l’influence du génie italien déjà soumis, par un enchaînement de circonstances bizarres que nous avons indiquées, à l’usurpation plus énergique du génie espagnol.

Les premiers membres de la coterie italienne des précieuses ne méritent pas un mépris absolu. Une nation vive, sociable, facile, imitatrice, mais exclusivement guerrière jusqu’alors, n’avait encore ni points de réunion ni habitudes de conversation élégante. Les Pisani et leurs amis, tout Italiens, comparaient avec dédain notre demi-civilisation un peu grossière à cette autre civilisation fleurie et énervée, pleine de recherches somptueuses et de graces en décadence,