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contrais quelque bonheur, je répugnais à le saisir, sachant bien qu’avant même que je pusse le tenir dans mes mains, il allait s’échapper comme tous les bonheurs de ce monde ! »

L’autre scène que je veux citer, et dont saint Augustin n’est pas le héros, est plus curieuse peut-être. L’intérêt y naît aussi du scrupule, et c’est encore un mouvement de l’ame plutôt qu’une action qui est racontée ; mais, de plus, elle montre la lutte entre les idées et les sentimens de la société païenne, et les idées et les sentimens de la société chrétienne. Alipius avait renoncé aux spectacles du cirque. Un jour, à Rome, quelques amis voulurent l’entraîner au cirque pour voir un combat de gladiateurs. Il résista long-temps, mais ils le contraignirent doucement, comme on fait entre amis, et il les suivit. Arrivé dans le cirque, il prit place sur les gradins, au milieu de ses amis ; mais il fermait les yeux, et calme, indifférent, immobile, il refusait ses sens à ce barbare plaisir, quand tout à coup le peuple poussa un grand cri : c’était un gladiateur qui venait de tomber, et vaincu par la curiosité, Alipius ouvrit les yeux. « Son ame reçut une plus cruelle blessure que le gladiateur qui venait d’être frappé. La vue du sang qui coulait remplit son cœur de je ne sais quelle cruelle volupté. Il voulait détourner ses regards, il les sentit s’attacher sur ce corps palpitant. Il buvait à longs traits la fureur du combat ; il se repaissait des crimes de l’arène ; son ame s’enivrait malgré lui d’une joie sanguinaire. Ce n’était plus l’homme traîné de force au cirque ; c’était quelqu’un de la foule, ému comme elle, criant comme elle, ivre de joie comme elle, et comme elle impatient de venir jouir encore des fureurs du cirque. »

Ce récit est remarquable à plus d’un titre, car il découvre un coin de l’état moral de Rome au ive siècle, et il découvre aussi un coin du cœur humain.

Pour s’émouvoir, la Grèce n’avait besoin que des fictions de son théâtre. Il fallait aux Romains des émotions plus fortes. Qu’est-ce que les plaintes harmonieuses d’un Philoctète ou d’un Œdipe ? Rome veut de vrais cris arrachés par la souffrance ; Rome veut de vraies blessures ; Rome veut du vrai sang. Que la Grèce ait donc ses tragédies : Rome a ses jeux du cirque, c’est-à-dire des hommes se battant, se blessant, se tuant, une arène rouge de sang, un sol ébranlé sous les convulsions des mourans, de vraies agonies, de vraies morts, de vrais cadavres. Voilà l’émotion dramatique comme Rome la comprend, voilà le drame de cette société matérialiste ; et pourtant c’est au sein même de ce règne des sens que naît et grandit peu à peu