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gréant, lorsqu’il vit Arlequin qui le suivait à distance, en se tenant le ventre. — Quelle bête vicieuse on nous a donnée là ? lui criait-il d’un air consterné ; croirais-tu qu’en même temps qu’elle t’a frappé au ventre elle m’a allongé à moi un coup de pied au milieu du dos ?

Bergame, cette jolie ville bâtie en amphithéâtre sur le dernier contrefort des Alpes de la Valteline et de l’Italie, est la patrie des deux valets Brighella et Arlequin ; Bergame a toujours été le point de mire des beaux esprits moqueurs du reste de l’Italie, qui traitent ses bourgeois à l’écorce rude d’ignorans et de lourdauds. Les Bergamasques cependant ne sont ni plus spirituels ni plus bêtes que les Milanais et les Vénitiens leurs voisins. Deux anecdotes nous feront connaître, quoique d’une façon indirecte, les deux valets comiques dont Bergame est la patrie.

Un fermier de Bergame avait chargé Girolamo, son valet, d’acheter sept ânes. Girolamo se rendit à pied au marché de la bourgade voisine, acheta les ânes, les paya, et, pour retourner à la ferme, monta sur l’une des bêtes dont il venait de faire l’acquisition, chassant les six autres devant lui. De retour au logis, avant de mettre pied à terre et de frapper à la porte de la ferme, Girolamo compte ses ânes et n’en trouve que six. « Le septième se sera égaré en chemin, » se dit-il, et le voilà reparti en toute hâte pour le marché où il a fait son achat, cherchant la bête qui lui manque et sur laquelle il est monté. Il traversa la bourgade dans tous les sens, parcourut les environs, s’informa auprès de chaque passant et ne put retrouver l’animal qu’il croyait perdu ; il passa le reste du jour et toute la soirée dans ces recherches, si bien qu’à la fin le pauvre âne qu’il montait, à demi mort de fatigue et de faim, refusa net de marcher. Girolamo, tiré de sa préoccupation par cet acte de résistance, se frappe le front : « Imbécille que je suis, s’écrie-t-il ; mon âne que je cherchais, le voilà ! c’est sur son dos que je me promène ! »

Ce valet simple d’esprit, ce balourd distrait, c’est Arlequin. Dans d’autres occasions, il ne manque cependant ni de finesse ni de ruses.

Quand les moqueries dirigées contre les compatriotes d’Arlequin étaient par trop fortes, et que les Florentins, ces marchands parvenus, ces républicains qui visaient à la dictature de l’intelligence, se mettaient à la tête des railleurs insolens et les accablaient d’un feu roulant d’épigrammes, les Bergamasques leur répondaient par le récit tout simple qu’on va lire.

Un jour que les Florentins avaient été plus méchans encore que de coutume, et que leurs railleries avaient poussé à bout les habitans