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qu’à la porte ; c’est à moi seul de garder ce mort ; ceux qui viendraient pour l’enlever auraient de bons bras s’ils en venaient à bout. Je le défendrais, s’il le fallait, contre une batterie de canons. — Pantalon, resté seul, s’assied cependant le plus loin qu’il peut du mort, et pose soigneusement à côté de lui un fiasco rempli de vin du Frioul. — C’est là dedans qu’est la vie, dit-il, et l’on a grand besoin de la vie dans la maison de la mort. En achevant cette réflexion philosophique, il s’approche du lit du mort avec précaution. — Ce pauvre Meneghino, le voilà donc. Comme il est blanc… Un autre en aurait peur… Moi… moi… je… je… je… n’ai pas peur. — En disant cela, il tremble de tous ses membres. — Mais le temps s’est bien refroidi… Je sens comme un frisson, mon sang se fige, et il me semble que j’éprouve par tout le corps comme un petit ressentiment fébrile… comme un faible commencement d’inquiétude. La nuit sera bien longue ; si j’appelais un camarade pour jouer aux dés ou à la morra ?… Fi donc ! on dirait demain que Pantalon a eu peur. Qu’ai-je besoin, d’ailleurs, d’un compagnon ? n’ai-je pas là une excellente compagne ? — Il prend la bouteille. — À la bonne heure ! voilà ce qui réconforte, cela redonnerait la vie à un mort. — Un peu raffermi par cette réflexion, il chante à demi-voix des couplets burlesques dans lesquels il défie le diable et la mort en personne. Il remplit ensuite son verre ; mais, au moment où il l’approche de sa bouche, Arlequin pousse un long soupir et se retourne sur le ventre. Pantalon laisse tomber son verre et veut fuir ; ses jambes flageolent et refusent de le porter ; il regarde le mort à la dérobée. Arlequin fait le saut de carpe et reprend sa première position. À cette vue, Pantalon tombe à genoux, joint les mains, et lorsqu’il pense que le mort ne peut le voir, il essaie de se glisser dans cette position vers la porte ; Arlequin se dresse lentement sur le lit ; Pantalon tombe à plat ventre. Dans ce moment on entend un grand bruit de chaînes à l’extérieur. Arlequin se recouche lestement ; Pantalon reste immobile, regardant tantôt le lit, tantôt la porte. Le bruit approche ; Arlequin ne fait plus de culbutes ; il est maintenant presque aussi terrifié que Pantalon. C’est alors que Brighella, dans son costume de diable et une torche à la main, paraît sur le seuil de la porte. À cette vue, Pantalon se redresse ; il veut fuir. Brighella le repousse ; et tandis qu’il est occupé à lui griller le poil avec sa torche, on entend Arlequin, que la peur cloue sur le lit, murmurer d’une voix éteinte des plaintes entrecoupées. — Miséricorde ! où suis-je venu me fourrer ? C’est Satan lui-même… Satan en personne, qui vient pour enlever Meneghino… Me trouvant à sa place, il va me prendre pour lui et