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arrivait, peut-être à son insu, de ne pouvoir s’en débarrasser du premier coup et de s’en tirer par un détour. Dans le corps humain, on le sait trop, une humeur âcre, qui est restée long-temps vague et générale, menaçant et affectant toute l’organisation, ne se guérit guère qu’en se jetant et se fixant en définitive sur un point déterminé. De même au moral (que M. Sue me passe la comparaison), de même chez lui ce pessimisme déjà ancien, qui s’en prenait à l’humanité entière, ne pouvait disparaître et fondre un peu dans son ensemble qu’en se concentrant vite sur quelque objet. M. Sue abordait le XVIIe siècle et l’époque de Louis XIV ; au moment donc où il avait l’air de se corriger, son pessimisme se déplaçait et se reportait sur la personne même de Louis XIV, sur cette auguste et égoïste figure qui était censée représenter à elle seule toute l’époque. De là cette grande querelle qu’il s’est faite, et que nous allons, bien que plus modérément, continuer. C’est déjà, ce nous semble, atténuer le tort de M. Sue que de l’expliquer ainsi, d’en bien saisir la transition, et de le montrer à son origine presque naturel et ingénieux.

Dans Latréaumont, M. Sue s’est attaqué à Louis XIV de 1669 à 1674, c’est-à-dire au cœur de sa gloire, comme s’il l’avait voulu humilier et rabaisser dans sa personne même jusque sur son char de triomphe. Dans Jean Cavalier il s’est attaqué à la grande erreur politique de ce règne, à la révocation de l’édit de Nantes, et a retracé les révoltes et les désastres qui s’en suivirent. Dans les deux romans, il est naturellement du parti des opposans à Louis XIV, dans Latréaumont, du parti de M. de Rohan et des libertins, dans Jean Cavalier du parti des puritains et des religionnaires.

Latréaumont, à titre de roman, a de l’intérêt et de l’action : le talent dramatique de M. Sue s’y déploie avec combinaison et développement. Si le personnage de Latréaumont y est chargé à la Stentor, celui du chevalier de Rohan n’y est pas trop idéalisé et a de la vraisemblance dans ses contraires. Si dans bien des scènes, dans celles par exemple de la marquise de Villars et du chevalier Des Préaux, on peut s’étonner de retrouver la phraséologie amoureuse moderne, il en est d’autres, telles que la conversation des filles d’honneur de la reine, où une couleur suffisamment appropriée se joue en grace exquise. Mais une question, une querelle, je l’ai dit, domine tout le reste, et il est déjà fâcheux, eût-on raison, de se faire une querelle à travers un roman, c’est-à-dire dans un écrit fait pour distraire et pour séduire. Louis XIV était-il en effet un bélâtre assez niais et rengorgé[1] ? Les termes de

  1. Tome I, page 246.