Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/920

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
916
REVUE DES DEUX MONDES.

Je lisais récemment dans la Phalange, journal de l’école sociétaire, que le moyen de résoudre la question égyptienne, c’est de créer une grande compagnie cosmopolite chargée de construire un chemin de fer dans l’isthme de Suez, et l’idée dominante de cette proposition, c’est de tenir ce passage toujours ouvert à tout le monde, c’est en un mot de le neutraliser à l’aide de la compagnie cosmopolite. Je suis porté à croire en effet que, s’il était possible de mettre dans les mains de grandes compagnies cosmopolites, ou, ce qui revient au même, de neutraliser quelques-uns de ces lieux qui servent nécessairement de passage au commerce du monde, quelques-unes de ces fortes positions qui donnent l’ascendant à leur possesseur et que les nations se disputent, l’isthme de Suez, le Bosphore et l’embouchure du Danube en Europe, l’isthme de Panama en Amérique, cet isthme qui sera la clé du commerce du Nouveau-Monde, et qui sera aussi la pomme de discorde ; je crois, dis-je, que, s’il était possible d’amortir politiquement ces fortes positions, en leur laissant en même temps toute leur importance commerciale, je crois que les chances de la guerre seraient singulièrement diminuées dans le monde, et que ce serait un grand acheminement vers la paix universelle. Mais pour arriver là, que de temps encore ! Et n’est-il pas profondément regrettable qu’en attendant l’établissement de ces neutralités d’un nouveau genre, l’Europe en ce moment s’occupe à détruire les deux neutralités que le sort semblait avoir créées, la neutralité de l’isthme de Suez sous Méhémet-Ali, et la neutralité du Bosphore sous le pouvoir long-temps respecté de la Turquie ?

L’Angleterre me paraît se tromper dans ses intérêts en ne voulant pas du pacha pour préfet de police dans l’isthme de Suez ; mais la Russie ne me paraît pas se tromper en ne voulant pas de Méhémet-Ali pour visir à Constantinople, car le visirat de Méhémet serait la régénération de la Turquie. Or, la Russie a besoin que la Turquie soit faible. C’est ici le cas du cruel axiome : Vita Corradini, mors Caroli, vita Caroli, mors Corradini ; la Russie et la Turquie ne peuvent pas être fortes l’une et l’autre.

Je me souviens, à ce sujet, qu’à Constantinople je trouvais beaucoup de personnes dans la diplomatie qui semblaient regretter qu’en 1832 Ibrahim ne fût pas arrivé à Constantinople après la bataille de Koniah. Ç’avait été, selon ces personnes, un de ces momens qui ne se retrouvent pas dans la vie des nations. Ibrahim arrivant à Constantinople, le sultan était détrôné et tué ; mais une régence gouvernait au nom de son fils Abdul-Medjid. Méhémet-Ali était régent ; il relevait