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place du sombre et sévère Philippe, qu’il ne pouvait d’ailleurs traduire sur la scène sous le règne de son fils, il a fait intervenir un roi du XIIIe siècle. L’assassin vulgaire frappant sa victime par ambition ou par l’effet d’une servile obéissance est devenu entre ses mains un brave guerrier, un héros immolant douloureusement son ami, le frère de sa maîtresse, et sacrifiant tout l’avenir de bonheur qui s’ouvrait devant lui au devoir de venger la majesté royale outragée ; cherchant ensuite dans la mort la seule consolation qui lui soit possible, et, lorsque les aveux du roi l’ont arraché au bourreau, refusant toute faveur, toute récompense, pour aller demander à une guerre incessante contre les Maures la chance d’un plus glorieux trépas. Je ne sais si le pathétique a jamais été poussé plus loin que dans cet admirable drame, dont le Cid d’Andalousie, représenté il y a quelques années sur le Théâtre-Français, était une imitation.

Les amours du roi de Castille Alfonse VIII avec la belle juive Rachel, que les grands, irrités de l’influence absolue qu’elle exerçait sur ce prince, mirent à mort en l’absence de son royal amant, présentaient sans doute une catastrophe éminemment propre à exciter l’intérêt dramatique : il suffisait de la développer, et l’on doit regretter qu’aucun des grands maîtres de la scène ne s’en soit emparé. Diamante, à leur défaut, a su en tirer quelque parti ; il y a, dans la Juive de Tolède, des situations touchantes et plusieurs morceaux d’une assez belle poésie. Plus d’un siècle après lui, à l’époque où l’ancienne école dramatique de l’Espagne avait fait place à l’imitation du genre français, Gutierrez de la Huerta traita le même sujet avec assez de succès dans sa tragédie de Rachel, une des meilleures, ou, si l’on veut, une des moins médiocres productions de cette nouvelle école.

De tous les personnages historiques du moyen-âge, celui qui a été le plus souvent et avec le plus de succès produit sur la scène, c’est incontestablement Pierre-le-Cruel ; il s’élève à ce sujet un problème historique auquel nous croyons devoir nous arrêter un moment.

Par un contraste singulier, don Pèdre, que les historiens nous représentent comme un autre Néron, est pour les poètes dramatiques espagnols un héros et presque un sage. Au surnom de cruel que lui donne l’histoire, ils ont substitué celui de justicier ; ils nous le montrent brillant de courage, de générosité, de galanterie, ami du peuple, passionné pour la justice, protecteur dévoué du faible et de l’opprimé, et s’ils ne dissimulent pas l’emportement despotique de son caractère, s’ils rappellent même avec affectation quelques actes de violence, quelques meurtres auxquels il s’est laissé entraîner, il est évident que, loin d’y attacher un blâme sévère, leur but, en mêlant ces taches légères à son éclatante physionomie, est de la rendre plus dramatique encore.

Des critiques modernes, s’emparant de cette version poétique et la combinant avec d’autres indices recueillis à des sources plus graves, se sont cru autorisés à en faire sortir un système qui a trouvé assez de partisans, comme tout ce qui est paradoxal. Ils ont voulu prouver que ce monarque si diffamé était une victime de la partialité des historiens vendus à la dynastie dont le