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— Adieu ! adieu ! lui cria encore Mlle Charlotte.

Le pauvre abbé ne comprenait pas qu’on pût se séparer d’une personne aussi aimable ; il lui semblait que les démons s’étaient emparés de lui par force, et le voituraient dans les chemins de traverse pour le tourmenter. Il gagna la grande route au milieu de ces tristes pensées, et le cocher de M. Durand, l’ayant mené à l’auberge, lui souhaita un bon voyage. Un carrosse public qui allait à Paris, emporta Cordier. À mesure qu’il s’approchait de la grande ville, l’ordre se rétablissait dans ses idées et sa mémoire : il se rappela bientôt qu’il s’était mis en voyage à cause d’un désespoir d’amour, et il soupira en rêvant à l’ingrate ingénue ; puis il se souvint de l’hôtelière de Mortain, et donna le mari à tous les diables, avec son bâton noueux ; mais lorsqu’il revint, après ce long circuit, à la fille du maître de forges, il faillit étouffer de douleur.

— Ah ! dit-il, j’aurais mieux fait de rester à Paris, que de courir les champs ; je n’aurais eu qu’une peine, au lieu d’en avoir trois. Grand Dieu ! quelle expérience ! je sais ce qu’il en coûte, de vouloir se faire trappiste.

En débarquant à Paris, Cordier loua une petite chambre dans un quatrième étage de la rue Montmartre ; il en paya prudemment le terme d’avance. Il s’en alla dîner ensuite au cabaret, puis il fit cirer ses souliers et lut les affiches des théâtres : on jouait La Fausse Agnès ! son cœur battit en voyant le nom de Mlle Doligny.

À onze heures du soir, l’abbé était dans les coulisses de la Comédie Française, debout à la même place qu’autrefois, et suivant des yeux tous les mouvemens de son infidèle.

— Vous voilà, mon cher abbé ! dit la jeune actrice en s’arrêtant devant lui ; on disait que vous étiez à la Trappe.

— C’est un grand hasard, si je n’y suis pas entré.

— Est-ce par une aventure piquante ?

— Par une suite d’aventures bien étranges.

— Venez me voir demain pour me conter cela.

— Non pas demain ; il me serait encore trop pénible de retourner chez vous en ami.

— Vous m’aimez donc toujours ?

— Je ne puis m’en empêcher aussitôt que je vous vois.

— Tant pis ! l’abbé, cela vous donne du chagrin.

— Avez-vous été heureuse, au moins, avec votre marquis ?

— Il m’a plantée là, le traître ; mais je ne suis pas comme vous, je me suis consolée. Aujourd’hui, j’appartiens à un receveur des ga-