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— Puisque vous y tenez, reprit Cordier, je le veux bien ; mettez-moi à la lanterne, cela me rendra service, car, si j’avais seulement cinq sous, j’achèterais une corde pour me pendre.

— Laissez donc ce pauvre diable, cria une ame charitable.

Des hommes qui portaient l’uniforme de la garde nationale arrivèrent à propos pour enlever l’abbé à une mort certaine en feignant de le reconnaître. À peine rentré chez lui, Cordier prit des ciseaux, abattit son petit collet, et changea son habit en frac à l’anglaise ; mais, quoi qu’il fît, on sentait toujours un peu sous ce nouveau costume l’abbé de l’ancien régime, et il n’en perdit jamais les manières ni la tournure.

Nous sommes fâché de ne pas savoir par quelle suite de circonstances, probablement fort romanesques, Cordier s’est retrouvé, cinq ans plus tard, logé proprement dans la rue Montorgueil. Il était alors secrétaire de la Société des Neuf Sœurs et lié intimement avec une foule de personnages marquans. On nous a dit seulement qu’un de ses amis l’avait amené un jour à ce club, qu’il y avait plu à tout le monde par sa douceur et son esprit, qu’on y avait apprécié ses talens dans l’art d’organiser les jeux, les repas de corps et les fêtes. C’était ainsi qu’il était arrivé au rang de secrétaire perpétuel de la société, avec douze cents livres d’appointemens. Cordier ne s’était pas encore vu à la tête d’une aussi grande fortune, et son ambition n’allait pas au-delà. Il aurait pu cependant tirer parti de sa position nouvelle. La Société des Neuf Sœurs comptait parmi ses membres des hommes puissans ou qui allaient le devenir, tels que MM. Monge, Barras, de Laplace et bien d’autres ; mais l’abbé mettait tout son amour-propre à remplir ses fonctions de secrétaire, à veiller aux fonds votés par son club, et à préparer tout pour les jours de cérémonie à la satisfaction générale. Il y apportait autant de zèle et même de passion que le fameux Vatel en avait mis autrefois à ses devoirs de maître d’hôtel.

L’abbé jouissait d’une véritable réputation d’habile organisateur, à cause du théâtre plus large sur lequel il exerçait son génie. Une seule chose manquait encore à sa gloire, et il en était souvent préoccupé. Il avait obtenu des mentions honorables pour des dîners de cinq cents couverts, pour des séances publiques et solennelles, pour des bals, des concerts et des noces ; jamais il n’avait eu à ordonner d’enterremens, et cette idée le privait de sommeil. Il était trop bon pour souhaiter la mort de personne, mais il demandait à Dieu de le faire vivre jusqu’après un membre éminent de la Société des Neuf