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LE MAROC ET LA QUESTION D’ALGER.

occasions solennelles. Ces cadeaux ne semblent-ils pas suffisans et proportionnés à leurs exactions présumées, on dépouille aussitôt le caïd de ses biens ; les peuples opprimés élèvent la voix contre le tyran qui les a rançonnés, et on leur envoie un tyran plus exécrable encore ; son prédécesseur va expier au fond d’un cachot sa grandeur éphémère.

Les gouverneurs des villes de la côte, hommes habiles et éprouvés, sont traités avec plus de ménagemens. L’avarice de Muley-Abderraman ne trouve pas de fonctionnaires plus dévoués, plus généreux et plus magnifiques, que le gouverneur actuel de Tétouan et le pacha de Tanger. Les présens du premier sont plus fréquens, ceux du second plus splendides. Ce dernier a suivi le système de son père, qui offrit un jour au sultan mille chameaux, mille bœufs, mille chevaux, mille mules, mille ânes : les chevaux étaient sellés et bridés, les bêtes de somme chargées de froment et de kouskous, le tout accompagné par mille esclaves qui faisaient eux-mêmes partie du cadeau. En évaluant le chameau à 85 fr., le bœuf à 70, le cheval à 125, l’âne à 3 fr. 50 c., la mule à 150 et l’esclave à 250 fr., on a, outre les provisions et les harnais, une valeur d’environ 700,000 francs. Le dernier pacha de Tanger fut jeté en prison, avec tous ses enfans, pour n’avoir donné, en deux années, qu’environ 30,000 francs. Sans cesse des gouverneurs nouveaux, avides, pressés de jouir, et dévorés d’une soif de pillage d’autant plus ardente qu’on lui laisse rarement le temps de s’assouvir, fondent sur le peuple. Habitans des villes et de la campagne se pressent déguenillés dans des réduits misérables. Quels vêtemens ! quelle nourriture ! Mortalité épouvantable, enfans infirmes, femmes condamnées, dans la campagne surtout, aux travaux de la brute, — voilà le tableau adouci de cette société.

Cependant elle a trouvé un maître dont elle se loue. La cruauté de ses prédécesseurs est remplacée par l’avarice, les supplices par la spoliation, la guerre par l’exploitation. L’histoire des sultans de Maroc est une chaîne d’atrocités inouies ; mais jamais la fiscalité ne fut poussée plus loin que sous le règne actuel. Le sang versé par le bourreau ou le soldat répugne à Muley-Abderraman, qui ne veut qu’amasser de l’or, sans compromettre la paix, sans réveiller les tribus turbulentes. Il exploite ses sujets à petit bruit, transige aisément, tire parti des vices, des crimes, de la révolte, évite les obstacles et les tourne, au lieu de les attaquer de front, repousse les innovations et n’en prend que ce qui glisse et roule aisément dans le sillon tracé par les siècles, prodigue les protestations, les sermens, les paroles