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REVUE LITTÉRAIRE.

affranchi. Cet axiome développé dans le courant du livre en est le thème principal. Eh bien ! il est prouvé que la noblesse ne peut se perpétuer qu’en ouvrant sans cesse ses rangs aux anoblis, qui ne sont autres que des affranchis, dans les idées de M. Granier de Cassagnac. L’extinction rapide des classes nobles est un fait des plus surprenans et des mieux prouvés par l’histoire et par la statistique. L’aristocratie des Eupatrides, si puissante à Athènes, donne à peine signe de vie après la guerre du Péloponèse ; le pur sang dorien était presque épuisé à Sparte, six siècles après Lycurgue. L’anéantissement du patriciat romain est un fait généralement connu. La déperdition du sang noble paraît plus rapide encore chez les modernes que chez les anciens. Avant la révolution de 1789, les deux tiers de la noblesse française ne prouvaient pas deux siècles d’existence. La Franche-Comté, qui avait eu, au moyen-âge, jusqu’à deux mille familles féodales, n’en possédait plus qu’une vingtaine vers le milieu du siècle dernier. On a constaté récemment que, dans certaines provinces de Hollande, il ne reste plus une seule des familles anciennement inscrites sur les registres de l’ordre équestre. Enfin, sans chercher les exemples si loin, à Paris même, l’aristocratie de notre temps, la population riche qui réside dans les 2e, 10e, 3e et 1er arrondissemens, serait, après trois générations, réduite de plus de moitié, si elle ne se renouvelait constamment par son alliance avec des familles nouvellement enrichies[1]. Ces faits sont avérés, et la conclusion se présente d’elle-même. La noblesse, principe d’émulation, récompense des grands services, distinction souvent légitime et peut-être nécessaire dans les sociétés, n’est pourtant pas autre chose qu’un anoblissement perpétuel. Cette noblesse de race, qu’a rêvée M. Granier de Cassagnac, cette noblesse type, incréée et de fait divin, n’est qu’un être impossible, puisqu’il ne peut exister par lui-même ; insaisissable, puisqu’on ne voit pas quand il commence et quand il finit, et qu’il n’est peut-être pas une seule famille en Europe qui puisse prétendre avec certitude qu’elle ne sort pas d’un affranchi. Établir une classification générique parmi les hommes, soutenir que la noblesse est le résultat d’une supériorité décrétée par la Providence, c’est se faire l’apôtre d’une hérésie morale et d’un sophisme politique.

Nous nous montrons bien hostiles à cette pauvre noblesse. C’est qu’elle a aujourd’hui un tort réel à nos yeux. Elle a faussé l’incontestable talent de M. Granier de Cassagnac : elle l’a poussé à un affligeant gaspillage d’érudition et de style. Toutefois, l’Histoire des classes nobles ne portera pas une atteinte grave à la réputation de son auteur. On sent trop bien qu’une intelligence aussi vive ne peut pas toujours rester au service du paradoxe, et, en relisant les pages saines et vigoureuses que M. Granier de Cassagnac a dirigées contre le paradoxal Niebuhr, on demeure persuadé qu’il serait capable de faire un excellent livre s’il lui prenait fantaisie de se réfuter lui-même.


A. Cochut.
  1. Voyez dans les Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques, tome II, un intéressant travail de M. H. Passy.